4.3.3.5. Rapports de force autour d'un code de calcul

Mais la cause n'est pas encore entendue puisque la question de l'élévation de température de G2 G3 revient en discussion deux ans plus tard lors d'une séance de la Commission 297 . Cette fois, les différents points de vue se s'affrontent autour d'un code de calcul.

M. Stohr 298 , Chef du Département de Métallurgie de la DMCN, estime qu'il n'y a pas de crainte à avoir quant à la stabilité du métal de base. Il examine ensuite si l'élévation de température risque d'augmenter le nombre de fuites par «coup de loquet». Il rappelle que pour l'année 1964-1965 G2 a connu 18 fuites de gaine dont 7 coups de loquet et 6 chocs. G3 a eu 10 fuites, dont 4 coups de loquet et 5 chocs. Il mentionne qu'on n'avait pas remarqué au début de l'exploitation de G2 G3 de coups de loquet et qu'il est donc possible que l'augmentation de température entraîne une augmentation du nombre de ruptures de gaines; une étude est en cours pour diminuer les effets de ces coups de loquets. Par ailleurs, l'état actuel des tuyauteries est jugé satisfaisant, elles sont d'ailleurs contrôlées et entretenues périodiquement, conformément à un «code d'entretien» établi par le Bureau Veritas. Comme M. Stohr indique que le métal employé pour les canalisations est le plus mauvais de tous ceux qui existent, Bourgeois souligne que la Sous-Commission n'admettrait pas sans autre examen que le gaz atteigne 400° à la sortie du cœur, après mélange.

Le Président de la SCSP passe ensuite à l'examen de l'accident de dépressurisation. Ce problème avait été étudié au cours d'une réunion tenue en juillet, à la suite de laquelle il avait été amené à proposer que le Centre de Marcoule effectue, à l'aide d'un code mis au point par le GTSP, les calculs permettant de déterminer les températures maximales atteintes en cas d'accident de ce type. Selon lui ce sont les ingénieurs du Centre qui sont le mieux à même d'introduire dans ces calculs des données (courbes de flux en particulier) résultant des mesures et des conditions d'exploitation. Pour Bourgeois, ce calcul devient en somme une opération de routine. M. Mabile n'est pas d'accord avec cette procédure qui reporte trop lourdement les responsabilités sur le Centre : il estime les ingénieurs du Centre tout à fait capables de faire les calculs nécessaires, mais le recours à des services extérieurs, sous une forme à déterminer, lui paraît nécessaire. Une série de problèmes sont à envisager : le contrôle des données de base, la vérification du calcul et enfin le contrôle, a posteriori, que lorsqu'on pilote avec les limites de température calculées, la marche de la pile correspond bien aux courbes de flux admises à l'origine.

M. Bourgeois estime que, sur le plan technique, la procédure qu'il a proposée est la meilleure. Il affirme que le code est valable : or pour faire un bon calcul, il faut être très au courant de ce qui se passe, et, sur le plan des données influant sur la sécurité, le Centre de Marcoule est beaucoup mieux placé que le GTSP qui sera toujours en infériorité pour la connaissance précise de l'état réel du réacteur. En réponse à M. Sornein, Chef du Service des Programmes de Production à la Direction des Productions, soulignant que la validité des mesures faites importe autant que le calcul proprement dit, M. Bourgeois précise qu'il ne dispose pas de moyens suffisants pour effectuer cette vérification.

La question est épineuse mais pas nouvelle : M. Horowitz rappelle que ce problème s'était déjà posé il y a quelques années lorsque le DEP établissait les cartes de flux dans les piles de Marcoule : le DEP a passé la main au Centre qui a très bien pris la relève. De même avec EDF, la Direction des Piles Atomiques 299 (DPA) encourage la formation d'équipes stables, en qui l'on puisse avoir confiance. Une remarque d'Horowitz résume parfaitement la difficulté du dialogue autour de la sûreté entre exploitants et experts de sûreté : «Si les choses s'améliorent, si la confiance naît, on peut se rapprocher des limites de sûreté : sinon on doit en rester éloigné». D'autre part, dans l'exploitation des piles de Marcoule, Horowitz estime qu'il faut distinguer l'exploitant immédiat et les Services Centraux du Centre, séparés de l'équipe de conduite : ces Services peuvent procéder à une analyse plus fine de la situation, vérifier que les conditions de base sont inchangées et, en cas de modification, alerter le GTSP sur les changements intervenus.

De son côté, le Haut-Commissaire envisagerait une solution sous la forme d'inspections par sondages, ou bien sous la forme de contacts périodiques. M. Mabile, lui, propose qu'à chaque fois qu'une modification de chargement nécessite un nouveau calcul, le document correspondant soit adressé au GTSP; le Centre considérerait alors que le GTSP a donné son accord s'il n'a pas formulé d'observations dans un délai de quinze jours. Il propose ensuite que le GTSP prenne des contacts, de temps en temps avec le Centre. D'accord avec l'idée des contacts, Bourgeois note qu'en fait, chaque fois que Marcoule a fait appel à lui, le GTSP a répondu rapidement, mais que pour avoir une action efficace, le GTSP doit être renseigné systématiquement et rapidement, ce qui n'est généralement pas le cas. Il fait également remarquer que les textes organisant la CSIA n'ont pas donné mission d'inspection au GTSP. Enfin, il souligne qu'en ce qui concerne les piles de Marcoule - installations classées secrètes - il n'y a pas d'inspections sous la responsabilité du Ministre chargé de l'Energie Atomique, dans le cadre du décret du 11 décembre 1963 300 , ce qui rendrait la situation des hautes autorités du CEA d'autant plus délicate, en cas d'accident. Et il conclue sur la nécessité d'organiser ce contrôle.

Le Haut-Commissaire clôt en effet le débat sur le constat que le problème d'ensemble du contrôle des relations du GTSP et du Centre est un problème délicat qui devra faire l'objet de décisions au sommet.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit, après un détour par le code de calcul : après une tentative de Bourgeois de s'assurer du respect par Marcoule des marges de sécurité, tout d'abord par des moyens indirects (limitation de la puissance globale, respect d'un coefficient , utilisation d'un code de calcul), le problème est posé de façon crue : qui contrôle ?

Cette question soulevée, M. de Vathaire revient aux aspects techniques de l'accident de dépressurisation. Mais il est interrompu par le Haut-Commissaire qui considère qu'il ne s'agit pas là de problèmes de sûreté, mais de problèmes d'exploitation. La délimitation des rôles n'est pas évidente : c'est un reproche qui sera souvent fait aux experts ou aux autorités de sûreté que de s'immiscer dans ce qui est du ressort du concepteur ou de l'exploitant. L'exploitant critique le fait que l'expert ne se contente pas seulement de vérifier que toutes les dispositions ont été prises, mais qu'en proposant - ou parfois, sous prétexte de proposer - des solutions, il outrepasse son rôle en tentant de dicter à l'exploitant les mesures qu'il doit prendre pour faire fonctionner son installation.

Dans le cas présent, le pilotage de l'installation dépend et d'un code de calcul et des données qui lui sont fournies. Or le GTSP fournit le code, Marcoule les données, ce qui rend leur collaboration obligatoire, et pose le problème de la responsabilité en cas de problème : celle de l'exploitant ou celle du GTSP. La collaboration entre les deux est peut-être une bonne solution «sur le plan technique», elle l'est moins sur le plan juridique. Au passage, on notera qu'une solution jugée bonne sur le plan technique selon les termes de Bourgeois, nécessite un bon dialogue, des relations de confiance. 301

Résumant le débat entre Rouville, Bourgeois et Horowitz, Perrin conclut que, du seul point de vue de la sûreté, on peut autoriser une température maximale sur gaine de 490° dans les canaux expérimentaux des deux réacteurs G2 G3, et autoriser une température maximale sur gaine de 485°C dans les canaux normaux de l'un des deux réacteurs, choisi par le Centre, pour une période de six mois. A l'issue de cette période, la Commission examinera si un nouveau palier d'augmentation de température sur gaine est possible dans les canaux des réacteurs.

Notes
297.

PV CSIA, Séance du 3 février 1966.

298.

Jacques Stohrest entré au CEA en avril 1947 pour étudier et construire un spectrographe de masse. En fait, il s'est attelé à la question du frittage de l'oxyde d'uranium du fait de ses connaissances acquises lors des études de dégazage et de fusion des métaux dans le domaine des fours à vide et à hydrogène. Il a ainsi fait partie de l'état major chargé de la réalisation de Zoé, plus particulièrement chargé de la partie «physique industrielle». Directeur du Fort de Châtillon de 1947 à 1951, il a été depuis lors responsable des éléments combustibles des piles.

299.

La Direction de la Physique et des Piles Atomiques (DPPA) a été scindée en deux Directions en 1962 : la Direction des Piles Atomiques (DPA) confiée à Jules Horowitz, et la Direction de la Physique confiée à M. Baïssas. La Direction des Piles Atomiques chapeaute 5 départements et un service : Le Département des Etudes des Piles (Bourgeois), le Département de Construction des Piles (Maillard), le Département des Piles Expérimentales (Chauvez), le Département de Recherche Physique (Vendryes), le Département de Propulsion Nucléaire (Chevallier), et le Service de Calcul Electronique (Amouyal).

300.

Voir plus loin. Le décret du 11 décembre 1963 est la première intervention de l'administration en matière d'énergie atomique. Le décret prévoit une procédure pour l'autorisation des installations atomiques et une inspection. Mais les installations militaires ne sont pas concernées par le décret. C'est le CEA qui conserve la responsabilité des piles «secrètes». Or le CEA n'a pas à cette date de corps d'inspecteurs.

301.

Chacun peut savoir d'expérience qu'il suffit d'introduire les bonnes données dans un code de calcul pour arriver au résultat escompté, à charge ensuite de maquiller les paramètres introduits comme étant des données expérimentales.