5.1. Enjeu des études de sûreté : contribuer également à la compétitivité économique de l'énergie atomique

Après l'époque des prototypes vient la phase des réalisations industrielles, dans une sorte de course à la compétitivité de l'énergie d'origine atomique. Jusque-là, l'un des principaux moyens utilisés par les ingénieurs pour garantir la sûreté au moment de la conception de ces prototypes a été de prendre de larges marges de sécurité pour parer aux incertitudes de leurs connaissances du fonctionnement de ces installations. Dans le cadre de la recherche de compétitivité industrielle, s'ouvre une nouvelle ère pour la sûreté nucléaire : par une meilleure connaissance des phénomènes en jeu dans les réacteurs et donc par une meilleure connaissance des marges de sécurité prises au début de façon conservatoire, la sûreté offre la possibilité de diminuer ces surdimensionnements et ainsi réduire les coûts. La sûreté peut ainsi jouer un rôle afin de rendre l'énergie atomique compétitive face aux autres sources d'énergie.

La diminution de ces marges - quand elle s'avère possible - est assurément gage d'un meilleur rendement de l'installation, en permettant par exemple une augmentation des températures de fonctionnement. Les spécialistes de sûreté constituent de fait une nouvelle branche du développement de l'énergie atomique, un groupe qui doit assurer sa légitimité vis-à-vis du reste de la communauté nucléaire. Pour cela, ils utilisent cet argument de la diminution des marges de sécurité pour démontrer que la sûreté nucléaire n'est pas que l'empêcheur de tourner en rond, mais qu'en plus d'assurer la protection du personnel et des installations, elle est un des éléments décisifs de l'obtention de la compétitivité économique.

Un exemple en est donné par Bourgeois en juillet 1962, dans le Bulletin d'Informations Scientifiques et Techniques (BIST) du CEA. Publication mensuelle interne au CEA en 1954, elle est diffusée à l'extérieur à partir de 1956. Le numéro de juillet 1962 est le premier consacré exclusivement aux problèmes de sûreté. Il fait suite au premier colloque de l'Agence Internationale pour l'Energie Atomique dédié à la sûreté des réacteurs et aux méthodes d'évaluation du risque («Reactor Safety and Hazards Evaluation Techniques»), qui s'est déroulé du 14 au 18 mai 1962 à Vienne (Autriche). Il a regroupé quelque 225 participants représentant 30 pays et six organisations internationales. Environ 45 papiers y furent présentés, dont un par Bourgeois et ses collègues 303 , ce qui constitue une première intervention française à l'échelon international en matière de sûreté.

Bourgeois conclue l'article introductif à ce numéro du BIST par une justification des études de sûreté menées sur les réacteurs à graphite : «Les études effectuées jusqu'ici ont permis d'autoriser l'augmentation de la puissance des réacteurs G. Elles ont donc eu une incidence économique non négligeable sur le fonctionnement des réacteurs de puissance de cette filière.» 304

Parmi d'autres, l'une des questions cruciale qui se pose en ce début des années 60 est de savoir si l'on pourra rapprocher les installations atomiques des centres urbains. L'éloignement est un facteur non négligeable du prix de l'électricité ainsi produite à cause du coût des lignes de transport qu'il faut installer lorsque les centrales nucléaires sont situées loin des consommateurs. Ces préoccupations économiques sont clairement exprimées comme étant le fondement du développement de vastes programmes de recherches sur la sûreté des réacteurs, ce qu'on appelle les études de sûreté, en France et dans les autres pays.

Le rapport annuel de l'USAEC pour l'année 1966 exprime sans fard ce souci en précisant qu'un «gros effort a été de nouveau initié en 65 dans ces quatre directions [développement et recherche de sûreté des réacteurs, engineering field tests, R&D sur le contrôle des effluents, Analyse et évaluation], pour fournir une assurance supplémentaire que les grandes centrales nucléaires du futur puissent être situées, de façon sûre, dans ou à proximité de zones fortement peuplées 305 La position affirmée par la France en 1964 lors de la troisième Conférence internationale de Genève est sur la même longueur d'onde quand elle déclare en conclusion de son intervention sur les études de sûreté menées en France : «Les réacteurs futurs, bien que présentant des performances élevées (températures, pressions, puissance spécifique), devraient avoir un degré de sûreté amélioré par rapport aux réacteurs déjà construits, car les résultats des études de sûreté et l'expérience acquise dans l'exploitation des réacteurs auront pu être utilisés pour l'établissement des projets. A la longue, on peut envisager que les centrales nucléaires pourront être installées dans des sites proches des agglomérations, mais ce ne sera sans doute pas avant 10 ou 20 ans, car les incertitudes subsistantes, l'insuffisance d'expérience d'exploitation et surtout l'aspect psychologique tendront à maintenir un certain temps la politique actuelle, qui consiste à installer les réacteurs dans les meilleurs sites disponibles à l'échelle de chaque pays.» 306 La question reste encore ouverte en 1965. Bourgeois réaffirme ce but qu'il assigne aux études de sûreté dans un article d'Atompraxis, la revue allemande de l'énergie nucléaire qui consacre un numéro spécial aux réalisations françaises : «L'ensemble des connaissances rassemblées permet aujourd'hui de pronostiquer que dans un futur proche, des réacteurs de puissance de ce même type [UNGG] pourront être rendus suffisamment sûrs, grâce à des recherches et des essais spécifiques, afin de les placer, où cela devrait être nécessaire.» 307

Mais ne nous y trompons pas, les articles publiés dans Atompraxis, ou les communications présentées lors des Conférences internationales de Genève ont aussi des visées propagandistes. Il s'agit de promouvoir les réalisations françaises et leur brillant avenir. Ce sont ces aspects qui sont mis en avant. La seule lecture de ces textes peut faire apparaître les experts de sûreté assez peu exigeants, les montrant en somme plus apologistes que contrôleurs. Or, en interne, leur contrôle est bien réel, et les difficultés - qui n'apparaissent pas dans ces textes qui s'adressent à des concurrents ou à de futurs clients potentiels - sont bien mises sur la table, les points qui posent problème sont soulevés, questionnés, évalués, sans concession. Cette attitude consistant à ne pas aborder publiquement les difficultés rencontrées - tout en les prenant en compte en interne - sera l'une des caractéristiques de l'expertise de la sûreté nucléaire en France pendant plusieurs décennies.

Après la question du rapprochement des centrales nucléaires des grandes agglomérations, la deuxième grande interrogation posée aux spécialistes de la sûreté est de savoir si, compte tenu des risques des réacteurs, l'enceinte de confinement est bien nécessaire. On se souvient qu'historiquement aux Etats-Unis, le deuxième moyen envisagé - après l'éloignement - pour protéger les populations du danger des radiations avait été d'entourer les réacteurs d'une enceinte étanche chargée de contenir de manière ultime les produits de fission en cas d'accident. Or le coût élevé de ces structures pousse les promoteurs de l'énergie nucléaire à en questionner la nécessité. Les réacteurs de Marcoule, eux, n'étaient pas dotés d'enceinte de confinement. On estimait en effet que la puissance spécifique de ce type de réacteur était suffisamment faible pour limiter le risque de fusion du cœur et que le caisson en béton précontraint était suffisamment solide pour assurer également le confinement. Par contre, étant donné leurs caractéristiques propres, une enveloppe de sécurité avait été jugée nécessaire pour les autres filières de réacteurs étudiées en parallèle par le CEA : les réacteurs à eau et les réacteurs à neutrons rapides.

Notes
303.

Bourgeois, J., Costes, D., Henri, C., Segot, C., «Problèmes de sécurité des réacteurs de puissance à uranium naturel, modérés au graphite et refroidis au gaz», Actes du colloque de l'AIEA sur la sûreté des réacteurs, Vienne, 14-18 mai 1962, IAEA, STI/PUB/57, SM-24, pp. 151-170.

304.

Bourgeois, Jean, «Etudes concernant la sûreté des réacteurs», BIST, n°63, Juillet 1962, pp. 4-8, p. 7.

305.

USAEC, Annual Report, january 1966, p. 133. Le texte original est le suivant : «to provide additional assurance that large nuclear powerplants of the future may be safely located in or near high population zones.» (Nous soulignons).

306.

De Vathaire François, Vernier Philippe, Pascouet Adrien, «Conception de la sûreté en France et influence des impératifs de sûreté sur la conception des réacteurs», Rapport CEA - R 2655, présenté à Genève, 1964, A Conf. 28/P/82, 1964, p. 16.

307.

Bourgeois, J., «Die Reaktorsicherheit», Atompraxis, 11, Heft 11/12, 1965, pp. 639-645, p. 639. traduit par nos soins. Le texte allemand étant : «Die Gesamtheit der gesammelten Kenntnisse gestattet jetzt die Vorhersage, daß in relativ naher Zukunft Leistungsreaktoren gleich welchen Typs durch spezifische Untersuchungen und Versuche ausreichend sicher gemacht werden können, um sie da aufzustellen, wo es notwendig sein sollte.»