5.3. Les études de sûreté relatives aux réacteurs de puissance de la filière graphite

La filière des réacteurs modérés au graphite et refroidis au gaz comprend l'essentiel des centrales de puissance construites ou en construction en France dans la première moitié des années soixante. Ce type de réacteur présente un certain nombre de particularités favorables du point de vue de la sûreté, comme le rappelle Jean Bourgeois en 1965 dans son article d'Atompraxis 310 . Dressant un portrait quasi idyllique de ces installations, il rappelle que la réactivité disponible lorsque le réacteur est chaud est limitée à une valeur faible ce qui tempère l'amplitude des excursions de puissance. Le coefficient de température de l'uranium utilisé est négatif ce qui a pour conséquence de diminuer la réactivité en cas d'augmentation de la température et donc de produire un effet stabilisateur immédiat. Le coefficient de température du modérateur quant à lui peut devenir positif avec l'irradiation, mais il intervient avec une constante de temps de plusieurs minutes, ce qui laisse le temps aux automatismes ou aux opérateurs de prendre les mesures adaptées. A ces propriétés intrinsèques s'ajoute le fait que la durée de vie des neutrons est relativement grande, particularité qui associée au faible excédent de réactivité limite la vitesse des variations de puissance. D'autre part, ce type de réacteur a de telles dimensions que l'on doit disposer de multiples barres absorbantes pour façonner le flux de neutrons; du fait de ce grand nombre de barres, toute anomalie dans le fonctionnement des mécanismes de commande d'une barre de contrôle ne peut avoir que des conséquences limitées. Le dioxyde de carbone de son côté a une faible section de capture, ce qui entraînerait de faibles perturbations neutroniques en cas de variation de pression du gaz. Enfin, le bloc de graphite composant le modérateur possède une très grande capacité calorifique et une bonne capacité de conductibilité thermique, ce qui limite toute propagation en cas d'accident sur un canal et permet de disposer d'une grande capacité de stockage de la chaleur en cas de problème de refroidissement.

Les études de sûreté proprement dites concernant les réacteurs à graphite ont fait l'objet d'une présentation au Colloque de l'AIEA de mai 1962. 311 M. Bourgeois et ses collègues donnent en quelque sorte une définition de l'objectif de la sûreté de fonctionnement : «limiter la dispersion des produits de fission dans l'atmosphère en cas d'accident.» Et ils explicitent la méthode devenue célèbre dite «des barrières» : «Ces produits sont contenus, avant l'accident, dans les gaines des cartouches d'uranium. Il faut qu'ils ne franchissent pas la double barrière constituée par la gaine et par l'enceinte de pression, et l'on s'attachera donc à ce que chacune de ces barrières tienne séparément le mieux possible.» Cette communication est la première, un peu plus de deux ans après la création officielle d'un organisme spécialisé sur les questions de sécurité des réacteurs, où la méthodologie d'évaluation de la sûreté est exposée de façon systématique. Les idées se sont bien clarifiées et on peut désormais circonscrire précisément le champ de la sûreté nucléaire : «Nous nous bornons à étudier les accidents dits «majeurs» où l'une de ces deux barrières est rompue. Le problème à résoudre est d'assurer de façon satisfaisante l'intégrité de la seconde. Dans le cas d'accidents entraînant une rupture de l'enceinte tenant la pression, il faut analyser le comportement mécanique des structures internes et la tenue des cartouches de combustibles ainsi que le comportement thermique de celles-ci après l'accident. Ces comportements font l'objet d'études séparées, dont les résultats sont utilisés dans l'évaluation des divers accidents globaux à étudier. La gravité de ceux-ci sera appréciée en considérant d'une part le prix de réparations, mais surtout, en ce qui nous concerne, la quantité de produits radioactifs disséminés dans l'atmosphère, et les dommages qui sont liés à cette émission. Si la résistance d'une partie de l'enceinte à l'égard des diverses agressions possibles est constamment surabondante et peut être vérifiée comme telle, on se dispense de considérer les risques liés à l'éclatement de cette partie de l'enceinte. Pour un réacteur donné, on détermine donc au départ les parties du circuit où l'on peut craindre une rupture; la définition de «l'accident maximum croyable», si elle s'avère nécessaire, s'effectue en choisissant le mode de rupture le plus défavorable.» 312

Du déroulement qualitatif d'un accident qui provoquerait une rupture d'enceinte, Bourgeois et ses collègues déduisent les études élémentaires de sûreté à mener : étude des processus de rupture d'enceinte de pression, calcul des forces aérodynamiques en cas de dégonflage brutal avec diverses hypothèses de rupture, appréciation des effets mécaniques de ces forces, appréciation du fonctionnement effectif des barres de sécurité, calcul des températures maximales atteintes dans l'hypothèse de l'arrêt subit du refroidissement, détermination des températures d'inflammation des matériaux constituant le cœur, essais de chocs sur des cartouches chaudes et enfin appréciation de la capacité de rétention des produits radioactifs par les diverses structures au cours de l'échappement du flux gazeux.

Les résultats de ces études permettent de prendre un certain nombre de dispositions pratiques, argumente Bourgeois, tout en contribuant à faire progresser la technologie des réacteurs : elles sont donc d'une grande utilité pour les concepteurs qui peuvent ainsi avoir une meilleure connaissance des conditions de puissance et de température auxquelles les gaines peuvent être soumises pour qu'elles ne fondent ni ne s'enflamment dans le cas d'un accident de dégonflage qui provoquerait un fort échauffement. Grâce aux études de sûreté ils peuvent déterminer les sections des tuyauteries aux raccordements avec les caissons contenant le cœur pour qu'en cas de rupture de tuyauterie les débits de fuite ne soient pas tels qu'ils désorganisent l'empilement. Ils peuvent choisir les modes de construction des caissons parmi ceux qui sont les moins sujets à rupture, les soumettre à des conditions où toute fissure ait peu de possibilité de se développer. Ces études de sûreté apportent également aux concepteurs les moyens d'envisager des systèmes d'arrêt neutronique fonctionnant même en cas de désorganisation importante de l'empilement.

C'est donc une vision «utile» des études de sûreté qui est présentée : les études doivent permettre d'orienter les projets, dès la conception, dans une direction qui favorise la défense des installations.

Notes
310.

Bourgeois, Jean, «Die Reaktorsicherheit», Atompraxis, 11, Heft 11/12, 1965, pp. 639-645.

311.

Le texte du BIST de juillet 1962 est le même que celui de la présentation faite au colloque de Vienne. Seul le titre change : à Vienne le mot sécurité est utilisé alors qu'on parle de sûreté dans le BIST.

Bourgeois, J., Costes, D., Henri, C., Ségot, C., (CEA), Lamiral, G., (EDF), «Les problèmes de sécurité des réacteurs de puissance à uranium naturel modérés au graphite et refroidis au gaz», IAEA, STI/PUB/57, SM-24, pp. 151-170, Vienne, 1962, ou : Bourgeois, J., Costes, D., Henri, C., Lamiral, G., Ségot, Ch., «Les problèmes de sûreté des réacteurs de puissance à uranium naturel modérés au graphite et refroidis au gaz», BIST-CEA, N°63, Juillet 1962, pp. 9-24.

312.

Bourgeois, J., Costes, D., Henri, C., Lamiral, G., Ségot, Ch., «Les problèmes de sûreté des réacteurs de puissance à uranium naturel modérés au graphite et refroidis au gaz», BIST-CEA, N°63, Juillet 1962, pp. 9-24, p. 10.