5.6.1. Le projet Rapsodie

Les études 331 du premier prototype de réacteur à neutrons rapides du CEA commencent en 1957 à Saclay. Un avant-projet est défini à la fin de 1958 tandis que l'année 1959 est consacrée à des études physiques de base : neutroniques, thermiques, mécaniques, métallurgiques. Le développement de ce programme nécessite la création, au Département de Recherche Physique dirigé par Georges Vendryes, d'un Groupe d'Etudes de Piles Rapides 332 , chargé de la mise au point détaillée du projet. Par mesure de précaution compte tenu de la nouveauté des techniques mises en jeu, mais aussi pour diminuer les risques de mauvais fonctionnement et pour gagner du temps, des maquettes en vraie grandeur des parties essentielles de la pile, notamment de la cuve et des circuits, sont construites en 1960. Ces maquettes subissent une série d'essais, en présence de sodium, avant que les caractéristiques de l'engin ne soient définitivement fixées.

En janvier 1961, Georges Vendryes témoigne de l'avancement du projet Rapsodie et souligne que les problèmes de sûreté ont été envisagés, en concertation avec les ingénieurs du Groupe de Bourgeois, dès le départ des études de conception. Les ingénieurs du GTSP estimaient en effet préférable de mener l'analyse de la sûreté des réacteurs en discutant les principales options des projets avant que les grands choix aient été décidés et soient de ce fait difficiles à modifier. L'expérience leur avait montré que modifier après-coup une installation pour améliorer son niveau de sûreté s'avérait la plupart du temps très coûteux et que ce n'était pas toujours la méthode la plus efficace. Dans le cas de Rapsodie, les études de sûreté ont été prises comme base pour le dimensionnement du réacteur. «Une de nos préoccupations dominantes, écrit Georges Vendryes, concerne la sûreté des installations. De nombreuses études, que M. G. Drevon coordonne au Département de Recherche Physique, en étroite liaison avec la Commission de Sûreté des Piles du CEA, sont consacrées à cet aspect du projet. La structure du cœur de la pile est conçue de manière à rendre hautement invraisemblable tout accident nucléaire. Si improbable qu'il soit, le cas a néanmoins été envisagé, en accumulant les hypothèses les plus pessimistes et en supposant simultanément que toutes les consignes soient enfreintes et tous les automatismes défaillants. Une limite supérieure du dégagement d'énergie qui résulterait d'une excursion de puissance dans les pires conditions imaginables a été évaluée, afin que les structures extérieures de la pile soient calculées pour en contenir les effets. Des expériences destinées à vérifier leur résistance ont été entreprises, en collaboration avec le Service des Poudres, sur une maquette simplifiée de la pile à l'échelle 3/10.» 333

Le plus important problème auxquels les concepteurs ont eu à faire face du point de vue de la sûreté du projet Rapsodie a en effet été de définir les enceintes de sûreté de la pile. L'étude de ces enceintes a conduit à envisager les conditions les plus graves dans lesquelles elles devraient jouer leur rôle, c'est-à-dire contenir les effets de l'accident maximal hypothétique dans le bloc pile. 334 Cette étude, axée sur les phénomènes mécaniques accompagnant une excursion de puissance éventuelle dans la pile, a permis dès 1961 de déterminer les caractéristiques de la libération d'énergie maximale hypothétique dans Rapsodie : 1,5. 108 calories (35,6 mégajoules) se dégageraient au cours d'un processus d'une durée de 80 microsecondes.

La détermination des effets d'un tel accident a été abordée initialement par des méthodes purement théoriques mais il est apparu rapidement que cela conduirait à des calculs complexes et longs dont la valeur serait sérieusement diminuée par de nombreuses simplifications et approximations. La répartition de l'énergie subit en effet de trop nombreuses discontinuités liées à celles des milieux qui constituent la pile pour tenter de rechercher un modèle mathématique valable, même appuyé sur de nombreuses expériences. C'est pourquoi les ingénieurs 335 ont pensé, malgré les inconvénients que cette démarche peut comporter, que des expériences sur maquettes pourraient plus facilement conduire à des résultats dont au moins l'ordre de grandeur serait valable. Ils ont donc décidé que la base de l'étude des effets de l'accident maximal serait expérimentale. Cette étude, réalisée avec la collaboration du Service des Poudres simule au moyen d'explosifs chimiques les dégagements d'énergie dans les temps évoqués plus haut. Une série de 11 explosions a été réalisée sur une maquette à l'échelle 3/10 représentant la pile, le sodium étant remplacé par de l'eau. Une trentaine d'essais sur une maquette à l'échelle 1/10 ont été ensuite réalisés avec du sodium pour étudier la validité de la simulation par l'eau. Une équipe de l'UKAEA a apporté son concours à ces expériences en effectuant un certain nombre de mesures. Ce sont ces études expérimentales qui ont contribué à définir les caractéristiques du bloc pile de Rapsodie et notamment à concevoir un dispositif limitant en cas d'accident le soulèvement des bouchons assurant la fermeture du bloc pile.

Les enceintes de sécurité de Rapsodie sont composées de deux ensembles. Un premier ensemble comprend le bloc pile et les locaux où sont implantés les circuits primaires. Il est entouré de dalles en béton armé dont le rôle en cas d'accident nucléaire est d'absorber la presque totalité de l'énergie libérée et de retenir en son sein la plus grande partie du sodium. Le second ensemble est constitué par une enceinte étanche, le cuvelage du bâtiment pile et un système de reprise des fuites. Son rôle est de faire en sorte qu'en toutes circonstances la quantité maximale des produits actifs pouvant s'échapper soit réduite «dans des proportions telles que la contamination extérieure reste dans des limites permettant d'assurer la protection des personnes et des biens.»

Outre les accidents de réactivité, la présence de sodium comme fluide réfrigérant, implique de nombreuses précautions. Le sodium liquide brûle spontanément au contact de l'oxygène de l'air, d'où il résulte des risques importants d'incendie. Les capacités qui contiennent du sodium sont sous atmosphère inerte (azote ou argon), mais en cas de fuite, l'incendie d'un grande quantité de sodium pourrait dégager une énergie non négligeable. L'enceinte étanche de Rapsodie a ainsi été calculée pour résister aux effets d'un feu de sodium en nappe couvrant 85% de la surface du bâtiment pile avec un taux de fuite maximal imposé fixé à 0,2% par jour.

Notes
331.

G. Vendryes, «Rapsodie», Energie Nucléaire, vol. 3, N°1, 1961, pp. 25-46.

332.

Il est dirigé par M. Zaleski.

333.

Ibid., p. 30.

334.

L'étude des enceintes de sûreté de Rapsodie a été menée dans le cadre d'une Association Euratom-CEA «neutrons rapides». Georges Vendryes, dans son livre consacré à la défense de Superphénix et de la filière des réacteurs à neutrons rapides, dont il retrace l'histoire à un moment où son avenir paraît sérieusement menacé, explique que Rapsodie a bénéficié de cette association avec Euratom. Alors que cet organisme pressait le CEA de lui confier des activités de recherche à frais partagés, la France ne voulait pas se lier sur des thèmes susceptibles d'avoir des applications industrielles proches. Mais comme celles qu'offraient les réacteurs à neutrons rapides apparaissaient encore lointaines, le CEA signa un premier contrat d'association avec Euratom en 1959 sur la fusion thermonucléaire, puis trois ans plus tard sur les réacteurs à neutrons rapides (65% CEA, 35% Euratom). Ce contrat couvrit la fin des études, la construction puis l'exploitation de Rapsodie. Il incluait également la réalisation commune à Cadarache de deux réacteurs à neutrons rapides de puissance nulle destinés à des études de physique, Harmonie et Masurca, qui entreront en service respectivement à l'été 1965 et fin 1966. D'après Georges Vendryes, Superphénix pourquoi ?, Nucléon, Paris, 1997, p. 31.

335.

G. Drevon, M. Gelée, R. Wustner, «Etudes relatives aux enceintes de sûreté de Rapsodie», BIST-CEA, N°63, juillet 1962, pp. 43-48.