5.8. Evolution de la philosophie du CEA pour les études de sûreté

La fin de la première moitié des années soixante marque l'amorce d'un tournant dans la méthodologie d'approche de la sûreté nucléaire en France. Comme tous les pays occidentaux d'ailleurs, après s'être mis à l'école des Etats-Unis, après avoir importé les concepts, la doctrine et même certaines normes, les responsables de la sûreté française se détachent partiellement du modèle initial, à l'instar de leurs homologues Britanniques. En 1964, lors de la conférence de Genève, Jean Bourgeois émet une première critique. Elle porte sur la notion américaine d'accident maximum crédible qui a été abandonnée «car il ne paraît pas raisonnable de qualifier ainsi un accident mal défini. Par contre, les défaillances possibles d'une installation sont soigneusement examinées. De cette analyse se dégagent quelques accidents graves possibles dont l'évolution est particulièrement étudiée. L'évaluation des conséquences de ces accidents permet de caractériser la sûreté de l'installation et d'apprécier la nécessité de l'existence d'une enceinte à fuites contrôlées.» 346 Nous reviendrons plus loin sur cet abandon, mais nous nous intéressons ici aux conséquences que cela implique pour la philosophie des études de sûreté. Car jusqu'ici, en France comme ailleurs, l'adoption de la philosophie américaine avait orienté les divers programmes d'essais et de recherches en matière de sûreté.

Nous avons vu qu'un certain nombre d'études ou d'expériences menées en France avaient pour but de confirmer les données américaines, selon une méthodologie inspirée des essais Borax ou Spert. Les scientifiques atomistes américains vont poursuivre dans cette voie avec la suite des expériences de la série Spert (I à IV), KEWB (Kinetic Experiment on Water Boilers) pour les réacteurs hétérogènes, TREAT (Transient Reactor Test) pour les réacteurs à neutrons rapides, ou encore PBF (Power Burst Facility) pour les montées intenses de puissance et de radiation et des flux de neutrons très supérieurs à ce qui pourrait être toléré en exploitation normale.

Deux autres séries d'expériences méritent d'être brièvement rapportées parce qu'elles sont révélatrices des activités d'une partie des équipes américaines en contrat avec l'AEC. Il s'agit des expériences à grande échelle LOFT et SNAPTRAN. L'expérience LOFT (Loss-of-fluid test), réacteur de 50 MWth, est l'outil principal d'équipes qui cherchent à évaluer l'efficacité des systèmes de refroidissement de secours des réacteurs. Au cours de ces expériences, le réacteur doit être soumis à un LOCA (Loss of coolant accident, ou accident de perte de refroidissement, l'accident jugé le plus grave sur ce type de réacteur) provoquant la fusion du cœur. L'essai doit permettre de suivre en détail le parcours des produits de fission à l'intérieur et à l'extérieur de l'enceinte de confinement. Le deuxième type d'expérience concerne une série d'essais menés sur des réacteurs hybrides pour les applications du nucléaire à l'espace, les expériences de transitoires dites SNAPTRAN qui scrutent le comportement des réacteurs SNAP (System for Nuclear Auxiliary Power) soumis à des insertions de réactivité importantes et rapides. Après SNAPTRAN1 qui étudie le comportement du réacteur dans le domaine non destructif, les expériences 2 et 3 vont jusqu'à la destruction de l'engin. L'essai destructif SNAPTRAN 3 en particulier est effectué en mai 1963 en cuve ouverte sans structure de couverture. Une grande quantité de réactivité est ajoutée, détruisant le cœur et éjectant la moitié de l'eau de la cuve. 347 Ce type d'expériences globales ne représente pas cependant l'ensemble du programme de recherche de sûreté conduit aux Etats-Unis, puisque le comité d'expert de l'AEC (l'ACRS) en particulier ne manifeste pas un enthousiasme débordant pour l'expérience LOFT, estimant qu'elle ne représente qu'un point particulier empirique parmi une multitude de cas possibles. 348

Ces expériences grandeur nature, ayant pour but de simuler le comportement global d'une installation en cas d'accident, sont également de plus en plus mises en cause, en France notamment, comme l'indique Bourgeois en 1964 : «Au total, si les essais en matière de sûreté se sont beaucoup développés dans les différents pays et s'ils n'apparaissent pas toujours satisfaisants, même à leurs auteurs, ceci tient à leur nature même. Il n'est en effet possible que d'effectuer des essais partiels où les conditions accidentelles ne sont souvent reproduites que très imparfaitement. Une confirmation par un essai global n'est souvent pas possible à cause de son prix». 349 Cette méfiance à l'égard de ce type d'expérience se retrouve dans les propos de Francis Perrin en séance de la Commission de Sûreté, insistant pour qu'elles soient bien représentatives de la réalité.

Les études françaises en matière de sûreté s'orientent donc plus clairement à cette époque vers des expériences à caractère plus phénoménologique. Le compte-rendu fait par un ingénieur relatant les enseignements tirés par la délégation française lors d'une visite effectuée aux Etats-Unis confirme en quelque sorte cette orientation, en particulier dans ses propos au sujet de l'expérience LOFT : «La partie la plus intéressante de ce programme nous semble résider dans les études hors pile destinées à comprendre les phénomènes élémentaires.» 350 Cette démarche d'analyse des phénomènes fondamentaux qui peuvent intervenir dans les accidents, au lieu de la réalisation d'expériences grandeur nature qui seraient représentatives, deviendra la philosophie des programmes expérimentaux français en matière de sûreté dans la décennie suivante.

Les expériences grandeur nature restent cependant nécessaires pour palier les difficultés d'analyse des phénomènes accidentels, si complexes. Ceux-ci nécessitent de puissants moyens de calcul, qui sont souvent encore insuffisants pour appréhender l'ensemble du phénomène dynamique en régime accidentel. Par ailleurs, comme l'a indiqué plus haut Jean Bourgeois, ces grandes expériences sont fort coûteuses et seuls les Etats-Unis leur consacrent des efforts conséquents pour les réacteurs à eau et les réacteurs spatiaux. Les efforts des autres pays restent plus modestes.

Est-ce dû à des moyens plus faibles, est-ce le fait que les ingénieurs français du nucléaire ont d'abord été formés sur les réacteurs UNGG qui ne présentent pas le même type de risques, est-ce le retard français en matière de gros calculateurs ou en modélisation, ou encore est-ce qu'il n'est pas besoin en France de convaincre par des expériences démonstratives une opinion publique hostile ou des autorités tatillonnes, toujours est-il que vers le milieu des années soixante, une politique française s'affirme en matière d'études de sûreté : on souhaite cerner les phénomènes physiques élémentaires et moins tenter de représenter directement le comportement global d'un réacteur.

Malgré cela, la référence (et la suprématie) américaine reste totale. Car si une distanciation d'avec les méthodes américaines s'opère dans ces années, même dans le domaine expérimental le modèle demeure américain. Les Américains peuvent à la fois effectuer de grandes expériences globales, et s'attacher au détail des phénomènes physiques. Un autre ingénieur du GTSP l'affirme en conclusion d'une visite aux Etats-Unis en octobre 1967 organisée avec des collègues allemands, belges et italiens, dans le cadre du Comité des Techniques de Sécurité des Réacteurs (CREST). Le but de la visite était de faire le point sur l'étendue et l'avancement du programme américain relatif à la sûreté des réacteurs refroidis à l'eau légère. La position «française» est également défendue par de nombreux ingénieurs outre-Atlantique. L'ingénieur du GTSP remarque : «Le programme expérimental n'est pas un programme d'essais de démonstration mais est conçu pour permettre le développement et l'amélioration des modèles de calcul théoriques, les Américains estimant que c'est la seule voie raisonnable si l'on veut pouvoir faire des extrapolations correctes aux grands réacteurs de puissance.» 351

Notes
346.

J. Bourgeois, «Quelques remarques sur la sécurité des réacteurs», Energie Nucléaire, vol. 6 N°8, décembre1964, p. 497.

347.

Levenson et Rahn qui relatent cette expérience concluent dans le même esprit que précédemment : «Environ 500 000 Ci d'iode radioactif ont été produits dans l'explosion. Toute l'iode a été retrouvée dans l'eau restée dans la cuve. Dans un essai précédent, sans eau, un rejet d'iode important s'est produit.» Levenson, M. Rahn, F., «Estimations réalistes…», op. cit., pp. 121-129, p. 125.

348.

Cf. Okrent, David, Nuclear Reactor Safety. On the History of the Regulatory Process, The Universitiy of Wisconsin Press, Madison, 1981, p. 307.

349.

J. Bourgeois, «Quelques remarques sur la sécurité des réacteurs», Energie Nucléaire, vol. 6 N°8, décembre 1964, p. 498.

350.

Note de J.P. Millot, adjoint au chef du GTSP/Cadarache au Haut-Commissaire, 6/6/1968: Compte-rendu de la mission effectuée aux USA du 8 au 26 avril 1968 par J. Bourgeois, chef du DEP et A. Ferrari, Ingénieur au GTSP, Cadarache et lui-même. Archives CEA, Fonds du Haut-Commissaire, F1 08 22.

351.

Compte-rendu de la mission effectuée du 1er au 20 octobre 1967 aux Etats-Unis par M. J. Oullion (GTSP), note transmise par F. de Vathaire, chef du GTSP, S/c Chef du DEP au HC, le 22/12/67. Archives CEA, Fonds du Haut-Commissaire, F1 08 22.