6.1.3.1. Le risque nucléaire et les sites

Après un exposé par Lamiral de l'historique des études de sûreté d'EDF1, le compte-rendu de séance note que M. Bourgeois, examinant ensuite les caractéristiques du site choisi pour EDF1, estime qu'un tel examen «doit être conduit dans un esprit constructif»: «il faut éviter, ajoute Bourgeois, que l'on impose, sur le plan international, des critères trop restrictifs sur le choix des sites nucléaires, mais plutôt aborder le problème - une fois le site déterminé (et son étude faite) - avec le souci de diminuer les conséquences sur le site d'une émission de produits de fission, de prendre les mesures pour réduire au minimum une telle émission et pour suivre, éventuellement, la dispersion de ces produits.» 367 Le procès verbal note que le Haut-Commissaire partage cette manière de voir.

La réunion de la Commission se déroule en effet six mois après un important colloque sur la «sécurité des réacteurs et les méthodes d'évaluations des risques», organisé par l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) et qui s'est tenu dans la capitale autrichienne du 14 au 18 mai 1962. Les responsables d'EDF1 reconnaissent quelques mois plus tard que ce colloque a été très «instructif» sur le sujet, en particulier en ce qui concerne la spécificité du risque nucléaire et les problèmes particuliers que pose l'implantation des centrales : «Il est reconnu qu'il existe un risque lié à la présence d'installations nucléaires et que ce risque doit être pris en considération au moment de l'implantation des ouvrages» 368 , constatent-ils. Or le choix du site de Chinon a été effectué suivant des critères techniques habituels, très voisins de ceux utilisés pour les centrales thermiques «classiques» (charbon, pétrole, gaz). Il n'existe d'ailleurs pas en France de législation concernant l'implantation des centrales nucléaires et aucune étude préalable des risques n'est nécessaire : les centrales nucléaires sont soumises, à peu de choses près, aux mêmes procédures que les centrales thermiques classiques.

Comme toutes les centrales thermiques 369 les centrales nucléaires doivent faire l'objet d'une demande d'autorisation prévue par le décret loi du 30 octobre 1935 concernant les usines thermiques de production d'énergie électrique d'une puissance supérieure à 1000 kW destinée à fournir l'énergie électrique qu'elle produit au public ou aux services publics par l'intermédiaire d'un réseau de transport ou de distribution. Cette demande ne peut être établie sans une autorisation préalable du Ministre de l'industrie. Elles sont aussi soumises à une procédure réglementée par une loi du 29 novembre 1952 concernant l'adaptation de la construction des ouvrages aux exigences de la défense nationale. Comme toutes les centrales thermiques elles doivent également faire l'objet d'une déclaration au Service départemental de l'urbanisme pour le permis de construire. Elles peuvent faire l'objet d'une procédure d'expropriation d'après l'ordonnance du 23 octobre 1958 afin de permettre l'acquisition forcée des terrains nécessaires, après dépôt d'une demande de déclaration d'utilité publique. L'instruction de la demande d'utilité publique nécessite l'avis des services administratifs intéressés et des enquêtes publiques auprès des collectivités. L'utilité publique de l'ouvrage est décrétée en Conseil d'Etat, ce qui a été fait pour la centrale de Chinon. Suivant les cas, les centrales thermiques peuvent nécessiter une demande d'autorisation de prise d'eau, en application des lois des 8 avril 1898, 15 février 1902, 24 mai 1938.

Les seules exigences relatives au caractère nucléaire de ces installations concernent le contrôle auquel elles sont soumises de la part de la Commission interministérielle de protection contre les rayonnements (CIPR), créée le 14 mai 1955 et du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), section de l'Institut national de l'hygiène, créé par arrêté en date du 13 novembre 1956. Ce contrôle est effectué suivant un protocole annuel intervenant entre le Ministère de la santé publique et de la population et EDF. Ce protocole fixe les modalités d'application des conditions de rejets d'effluents en tenant compte des caractéristiques des installations et des sites. La loi du 20 août 1961 relative à la lutte contre la pollution atmosphérique prévoit la soumission des installations nucléaires à des décrets pris en Conseil d'Etat, dont le premier paraîtra en décembre 1963.

Cette absence de politique générale réglementant l'implantation des centrales nucléaires ne manque d'ailleurs pas de surprendre le spécialiste américain qui relate dans la revue Nuclear Safety la teneur de la communication française faite au colloque de l'AIEA à Bombay en mars 1963 sur le même thème : «La France également présenta un rapport sur le mode de sélection du site pour un réacteur particulier, le réacteur gaz-graphite qui fut finalement implanté à Chinon. Les données économiques ou de sûreté du site furent discutées en détail, mais rien de ce qui fut dit ne montre que cette implantation établisse une politique générale.» 370 La politique française n'apporte en effet aucune réponse pour le spécialiste américain confronté dans son pays à des débats virulents sur la philosophie à adopter pour la sélection des sites entre le renforcement des mesures de protection (engineered safeguards) et l'éloignement des centres urbains, afin d'assurer la sécurité du public.

En effet, un an après le colloque de Vienne de mai 1962 qui fut à leurs yeux très instructif, Lamiral et Combe n'indiquent, dans leurs «Données relatives au choix du site de la centrale de Chinon», aucun critère précis qui aurait conduit à ce choix. Lors du symposium international de Bombay de mars 1963, ils insistent simplement sur la nécessité de prendre des mesures techniques particulières pour adapter la sécurité du réacteur au site choisi afin de diminuer le risque. Mais ils indiquent aussi qu'un compromis est nécessaire : «La prise en compte de ce risque peut suivant la façon dont il est évalué et l'importance qui lui est donnée, restreindre beaucoup les possibilités d'implantation de centrales nucléaires et même, dans certaines régions relativement peuplées, interdire l'implantation de telles installations. Il faut toutefois remarquer que si le risque est lié au caractère nucléaire des installations, il est fonction dans une large mesure des dispositions retenues pour ces installations et que si un site peut être choisi en fonction du caractère des ouvrages qu'il doit recevoir, l'étude de ces ouvrages peut être très sensiblement influencée par les caractéristiques du site.» L'explication qui suit mérite d'être soulignée : «Il paraît en fait difficile de respecter d'une façon rigide des critères généraux de sécurité pour l'implantation des centrales nucléaires; il paraît certainement préférable, tout en se basant sur des recommandations générales d'implantation, d'adapter le type de réacteur, le degré de confinement des substances radioactives, les installations de rejet et les moyens de contrôle à chaque cas particulier d'implantation.» 371

Cette présentation résume en quelque sorte la position française en matière d'implantation des centrales nucléaires de puissance. Elle montre le plein accord des représentants d'EDF avec la démarche proposée par Bourgeois et Perrin à propos du site d'EDF1 : d'abord choisir un site favorable, puis lui adapter l'installation en rajoutant les systèmes de sécurité qui s'avéreraient nécessaires pour minimiser les risques. Il est hors de question de proposer des critères trop rigides.

Si les critères d'éloignement ne sont pas spécifiés, les ingénieurs d'EDF précisent à Bombay quelle a été leur démarche, quel compromis a été effectué pour le choix du site. Ce sont tout d'abord les préoccupations économiques qui ont dicté le choix du site, en fonction du coût de l'électricité pour la région. La Touraine a ainsi été choisie en fonction de ses disponibilités en eau, de son éloignement relatif par rapport aux autres sources d'approvisionnement en énergie rendant prohibitifs les frais de transport, et de sa position entre les centres industriels de Tours, Angers, Nantes et Saint-Nazaire qui sont en expansion. Comme critère spécifique au risque nucléaire, ils indiquent cependant que «ce sont finalement des considérations touchant à l'éloignement relatif des grosses agglomérations urbaines, au respect des sites historiques et à la nature du sous-sol qui ont conduit à retenir l'emplacement d'Avoine parmi plusieurs centres qui avaient été également reconnus comme possibles dans la même région.» 372 L'implantation s'est donc faite en fonction d'un certain nombre de critères implicites, mais aucun critère global d'acceptabilité n'a existé qu'il eût fallu respecter.

Lors de la séance de la commission, Bourgeois résume les caractéristiques de sûreté du site : le site de Chinon présente à la fois des avantages (faible densité de population, assises géologiques favorables à la fondation des ouvrages, absence de risques de tremblement de terre) et des inconvénients (proximité d'exploitations agricoles et laitières, nappe phréatique près de la surface du sol et alimentant des prises d'eau potable). Le site a été équipé de stations fixes et mobiles dont le nombre est jugé suffisant pour permettre la détection d'émissions accidentelles des produits de fission. En ce qui concerne la rétention de ces produits, une étude a été lancée pour savoir s'il est intéressant de faire un effort supplémentaire pour la rétention de l'iode, en mettant à profit l'étanchéité du bâtiment sphérique d'EDF1.

Il revient au Haut-Commissaire de résumer les raisons de fond du pragmatisme dans le choix des sites nucléaires en France. Il évoque en séance «l'impossibilité, en France, de trouver des sites répondant à des conditions aussi rigoureuses que celles que l'on peut respecter dans des pays tels les USA, présentant des caractéristiques très différentes, quant à la répartition et la dispersion de la population.» 373 Pour Francis Perrin, Chinon est un exemple de ce que peut être un bon site pour une centrale nucléaire en France. Il estime néanmoins qu'il faut examiner les mesures à prendre pour réduire au maximum les conséquences d'un accident qui pourrait se produire dans la centrale. Ces mesures de précaution ne seront d'ailleurs pas nécessairement aussi sévères pour les centrales suivantes EDF2 et EDF3 qui doivent être implantées également à Chinon. En effet, EDF1 est la première centrale construite, et pour le Haut-commissaire, l'exploitation comme la construction des centrales suivantes bénéficieront, en matière de sûreté, de l'expérience d'EDF1. Par ailleurs, l'existence d'un bâtiment sphérique étanche autour du réacteur - solution décidée par EDF alors que le CEA jusque-là s'en était passé - offre aux yeux du Haut-commissaire des «possibilités» dont «il est précieux de profiter», pour pousser les expérimentations plus loin peut-on supposer. Le Haut-commissaire se démarque peut-être ici de sa prudence habituelle : il veut sans doute mettre à profit la sécurité supplémentaire apportée lui semble-t-il par l'existence du bâtiment sphérique pour mener des expériences plus près des marges, afin de démontrer plus tôt les possibilités technologiques de cette nouvelle énergie. Jean Bourgeois, lui, ne s'enthousiasme pas à propos de ce bâtiment sphérique et les possibilités qu'il offrirait : il intervient tout de suite après cette conclusion du haut-commissaire pour mettre en garde la commission contre les «désordres» qu'entraînerait malgré tout un accident de dépressurisation, qui provoquerait une augmentation de pression et de température.

Notes
367.

PV CSIA, Séance du 6/12/62.

368.

Lamiral, G., Combe, A., «Données relatives au choix du site de la centrale de Chinon», Proceedings of the Symposium on criteria for guidance in the selection of sites for the construction of reactor and nuclear research centers, IAEA, Bombay, 11-15 mars 1963, p. 468.

369.

d'après Lamiral et Combe, «Données…», op. cit., pp. 473-474.

370.

W. B. Cottrell, «Power-reactor siting in Other countries, IAEA Symposium on Siting Nuclear Facilities», Nuclear Safety, vol.5, N°1., Fall 1963, p. 23. L'original américain est le suivant : «France likewise presented a report on the site selection for a specific reactor, the gas-cooled reactor finally located at Chinon. The economic or safety features of the site were discussed in detail, but no claim was made that this siting set a policy.»

371.

Combe, Lamiral, «Données relatives…», p. 468.

372.

Ibid., p. 469.

373.

PV CSIA, Séance du 6/12/62.