6.2.2.1. Le site de Cadarache

Le site de Cadarache, au confluent de la Durance et du Verdon, d'une superficie de 1600 hectares, est distant de 45 kilomètres d'Aix en Provence. Il a été choisi en novembre 1959 pour abriter le quatrième centre de recherche nucléaire du CEA.

Les sites de Fontenay-aux-Roses (Châtillon) et Saclay étaient saturés : Saclay comptait 4000 personnes et Fontenay-aux-Roses atteignait au plan des effectifs la limite imposée par la politique de décentralisation du gouvernement. Le site de Grenoble pouvait augmenter son effectif mais, situé dans une agglomération urbaine (comme Fontenay-aux-Roses), il ne pouvait pas accueillir tout type d'installation.

Le CEA recherchait un quatrième site où pourraient être construites les nouvelles piles expérimentales ou d'essais nécessaires au développement de l'énergie atomique. Le nouveau site devait présenter plusieurs qualités : il devait être proche d'une ville universitaire, dans une région peu peuplée, avoir un sol solide, être proche d'une rivière, et être situé dans une région qui soit attractive pour les ingénieurs et leur famille. 384 Commencées à la fin de 1957, les prospections en vue d'un nouveau centre avaient examiné une cinquantaine d'emplacements. 385 Les impératifs dus au caractère de prototype des installations qui doivent être construites sur ce site, leur puissance unitaire, leurs caractéristiques plus poussées, les quantités de matière fissiles nécessaires à leur fonctionnement, ont dicté le choix de Cadarache. Dès le départ il était notamment prévu que ce nouveau site serait le lieu de développement de la filière des réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium dont le premier exemplaire devait être le prototype Rapsodie. Ces réacteurs étaient considérés dans les années cinquante comme présentant plus de risques que les autres. Ceci explique pourquoi Francis Perrin décida d'installer Rapsodie à l'endroit du site le plus éloigné possible de la route et des villages. 386

La présentation du site de Cadarache et des installations qu'il doit accueillir fait l'objet d'un numéro spécial de la revue Energie Nucléaire, en janvier 1961. La grande revue française 387 «de physique et de chimie nucléaires et de génie atomique» consacre une large place à cet événement d'importance pour la communauté des industriels de l'atome. Après un éditorial de Francis Perrin, le premier directeur du centre, M. Faure, offre une description du centre d'études nucléaires de Cadarache. Il explicite en particulier ce que furent les préoccupations géologiques des prospecteurs de sites : il était essentiel s'assurer que le milieu naturel joue le rôle de protection supplémentaire contre la dissémination de produits radioactifs : «Sur le plan géologique et hydrogéologique, le site est caractérisé très schématiquement par l'existence de calcaires du Crétacé supérieur recouverts, sur presque toute la zone utilisable, par des apports fluvio-lacustres du Pontien (Miocène supérieur) et par l'existence d'alluvions récentes ou anciennes, en bordure de la Durance. Ce fait vaut d'être signalé car la lenteur des circulations d'eau dans le système du Pontien et les possibilités d'arrêt des radioéléments par le terrain dans cette zone chargée d'argile constituent un facteur de sécurité important.» 388 Par contre, il n'est pas mentionné si, en retour, le milieu peut être facteur de risque pour les installations du fait de la sismicité ou d'inondations.

Dans le dernier paragraphe, l'auteur évoque ce qu'il appelle «les problèmes psychologiques et politiques posés par la création du centre de Cadarache et leurs conséquences.» 389 En effet, l'opposition d'une partie de la population 390 modifia un certain nombre de plans du CEA et les responsables de la création du centre furent obligés de tenir compte des craintes exprimées par la population avoisinante. 391 Certaines, «facilement apaisées», avaient trait aux risques de pollution de l'air, même en fonctionnement normal, et aussi à des risques d'explosions de réacteurs équivalents à l'explosion de bombes atomiques. D'autres inquiétudes, beaucoup plus vives, concernaient les risques de pollution de l'eau de la Durance et du canal EDF. Un canal de dérivation des eaux de la rivière avait en effet été réalisé par EDF pour alimenter son usine de Jouques, et le CEA avait espéré bénéficier de son existence pour solutionner simplement les problèmes de refroidissement et de rejets des effluents de son centre. Or le canal EDF alimentait en eau potable, à l'aval de Cadarache, la ville de Marseille et un nombre important d'autres centres urbains ou ruraux, soit un million d'habitants, et une grande partie de l'eau restante servait à satisfaire les besoins de l'agriculture en eau d'irrigation. C'est donc en grande partie à cause de cette rivalité sur l'utilisation de l'eau que le CEA dut modifier ses plans initiaux d'utilisation de l'ensemble canal et Durance pour assurer la dilution des effluents actifs du centre. Le CEA «désireux d'apaiser les craintes suscitées» dut aussi modifier sont projet de refroidissement des réacteurs en circuit ouvert et opta pour le refroidissement en circuit fermé avec réfrigérants atmosphériques. Ayant pris l'engagement de ne pas rejeter ses effluents dans le canal, mais dans la Durance même, le CEA dut réviser ses projets d'installations de traitement et de décontamination pour les rendre beaucoup plus efficaces, le faible débit de la rivière dix mois sur douze limitant l'activité totale qu'il est possible d'y rejeter. A cette occasion les collectivités locales désignèrent un représentant chargé de suivre, en liaison avec les responsables du centre et des représentants du ministère de la santé la question des effluents. A cet effet, des stations de contrôle supplémentaires de la radioactivité de l'eau ont été positionnées en amont des principales prises d'eau. L'ensemble de ces mesures ainsi que les relations établies avec les collectivités locales permirent, explique le responsable du centre, «d'aboutir à une solution heureuse de ces problèmes essentiellement psychologiques.» 392

Les trois premiers réacteurs construits à Cadarache sont Pégase, pile d'essais pour combustibles des piles EDF de la filière UNGG, accompagnée de sa maquette critique Peggy, Rapsodie, la première pile à neutrons rapides refroidie au sodium, et le Prototype à terre (PAT), prototype de réacteur à uranium enrichi et à eau ordinaire devant servir pour la propulsion de sous-marins atomiques.

Lors de la séance de la commission, le Haut-commissaire répond aux craintes exprimées par Bourgeois que des experts étrangers s'immiscent dans les affaires du CEA par l'entremise de la sûreté des réacteurs de Cadarache. Il considère que le problème se poserait essentiellement pour la pile à haute performance et réaffirme la position du CEA face à Euratom : en cas «d'Euratomisation» de l'installation, il est essentiel que la France garde l'entière responsabilité de sa sûreté. Il faut rappeler 393 ici que le CEA est farouchement opposé à Euratom, qui fait office de «cheval de Troie» pour les technologies américaines en Europe, en particulier la filière de réacteurs à eau légère (contre les réacteurs UNGG du CEA) et à uranium enrichi (dont les Etats-Unis ont le monopole du commerce).

La «menace» du contrôle par Euratom des installations de Cadarache pousse la Commission à réexaminer leurs caractéristiques et les risques que fait peser l'implantation du centre nucléaire sur la région. La situation particulière de Cadarache conduit la Commission à décider de prendre des précautions particulièrement sévères contre les accidents, analogues à celles qu'il faudrait prendre si le centre nucléaire se trouvait à proximité d'une grande ville. La commission est même amenée à s'interroger sur les conditions dans lesquelles les eaux d'alimentation de la ville de Marseille pourraient être, tout d'abord contrôlées en permanence, voire dérivées en cas d'incident sérieux. Cela ne semble pas soulever d'impossibilités techniques, mais un certain nombre de points doivent encore être précisés. Une autre conclusion est la nécessité de mettre sous des enceintes étanches, suffisamment sûres, non seulement les réacteurs, mais aussi les installations susceptibles en cas d'incident (incendie par exemple) de causer des contaminations extérieures, soit par produits de fission, soit par le plutonium. 394

Notes
384.

D'après : F. Perrin, «Editorial», Energie Nucléaire, vol. 3, N°1, janvier-février 1961, pp. 1-2.

385.

D'après le chef du centre : R. Faure, «Le centre d'études nucléaires de Cadarache», Energie Nucléaire, vol. 3, N°1, janvier-février 1961, pp. 3-8.

386.

Entretien avec G. Vendryes.

387.

Initialement supplément à la revue Chimie et industrie créée en 1956, Energie Nucléaire est devenue indépendante à partir de 1959. Revue de très grande qualité scientifique de par le haut niveau des rédacteurs des articles, elle couvre tous les domaines de la technologie nucléaire, de la politique nucléaire des différents Etats, des divers types de centrales, du cycle du combustible. La publication est bimestrielle à partir de 1959. Energie Nucléaire est la grande revue de la communauté nucléaire française, scientifique et industrielle, comme en témoignent ses principaux soutiens. Les deux premiers présidents du comité de rédaction sont G. Fleury, et R. Gibrat. G. Fleury est ingénieur général des Poudres, Gérant de la Société France-Atome, président de l'ATEN (Association Technique pour la production et l'utilisation de l'Energie Nucléaire). R. Gibrat est Directeur Général de la société Indatom, Professeur à l'Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris. Le comité de patronage de la revue comprend MM. P. Couture, Administrateur Général du CEA; B. Goldschmidt, Directeur du Département de Chimie et Chargé des Relations Extérieurs au CEA; E. Hirsch, Président de l'Euratom; P. Huet, Directeur de l'OECE; J. Van den Heuvel, Chef de la division de l'Energie de l'OECE; A. Portevin et G. Chaudron, Membres de l'Institut de France; L. de Broglie, Prix Nobel; R. Gaspard, Directeur Général d'EDF; A. Landucci, Vice-Président de l'Union des Industries chimiques; et les Présidents de l'ATEN, de la société de chimie industrielle, de la société française des électriciens, de la société des ingénieurs civils de France, de la société des radio-électriciens.

388.

R. Faure, «Le centre … «, op. cit., p. 3.

389.

Ibid., p. 8

390.

Dans sa biographie consacrée à Joliot (Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie, Editions Odile Jacob, Paris, 2000) Pinault relate que le projet émis en mars 1946 d'installer un centre de recherche sur le plateau de Saclay fut l'occasion de la «première manifestation d'une méfiance et même d'un rejet vis-à-vis de l'activité atomique.» Joliot dut prendre à l'automne la parole devant le comité d'aménagement de la région parisienne pour répondre à des populations inquiètes et des paysans hostiles. Les adversaires du projet évoquaient surtout les risques d'explosion, de rejets de gaz et d'eau toxiques, d'émission de rayonnements dangereux et craignaient que la présence du centre n'en fasse un objectif militaire, une menace pour la région. On notera la permanence du discours des techniciens entre celui de Joliot et celui du responsable du centre de Cadarache plus dix ans plus tard. Pinault commente l'intervention de Joliot : «Les réponses détaillées de Joliot, assénées avec aplomb, montrent à quel point sont alors mal évaluées les conditions indispensables au fonctionnement d'une installation nucléaire et elles sont à rapprocher des rejets extrêmement nocifs résultant des activités industrielles traditionnelles qui abondent alors en région parisienne, ainsi que de la faiblesse des mesures environnementales généralement appliquées dans les années d'après-guerre. Il rappelle l'exemple de la pile de Chicago implantée «dans la ville même, sous les gradins d'un stade» et considère comme négligeables les éventuels rejets toxiques parce que «les piles expérimentales ne nécessitent que de faibles courants d'air de refroidissement et ne produisent que peu de substances radioactives toxiques» et que de hautes cheminées permettront «de laisser leur activité s'atténuer avant de les rejeter, et en plus de diluer le peu qui subsiste dans la haute atmosphère». Quant aux rayonnements nocifs, ils ne traversent pas les murs, explique-t-il.» (p. 346) Un peu plus loin, Pinault évoque la réaction de Perrin à propos des servitudes militaires du terrain qui interdisent de construire à plus de 30 mètres, ce qui est gênant pour les cheminées des piles prévues à une hauteur de 60 mètres. '«Perrin observe que Saclay est à 150 mètres d'altitude et Paris se trouve à 100 mètres plus bas, donc les rejets passeront très au-dessus de l'agglomération…» (p. 347)

391.

La formule employée par le directeur du centre est révélatrice, qui parle de craintes «dont il est impossible de ne pas tenir compte». L'introduction à ce paragraphe sur les «problèmes psychologiques et politiques» résume la position du technicien par rapport à la population, accusée de nourrir des peurs irrationnelles face au potentiel catastrophique des installations. Il faut donc la rassurer, voire si besoin l'acheter. Un modèle du genre. «La création d'un centre atomique, quelle qu'en soit la nature, provoque toujours un certain nombre de réactions de la part de la population avoisinante qui, très peu ou mal informée, voit dans ces installations la source possible de catastrophes de tous genres. Le premier travail des responsables de la création d'un centre doit être d'informer ces populations pour apaiser leurs craintes et aussi, mais l'importance en est moindre, leur montrer les avantages que de telles réalisations peuvent apporter à la région. Il est cependant des craintes contre lesquelles les assurances techniques les plus formelles ne peuvent rien et dont il est impossible de ne pas tenir compte, parce qu'elles peuvent engendrer des réactions passionnées ou des paniques (…).» R. Faure, «Le centre…», op. cit., p. 8.

392.

R. Faure, «Le centre…», p. 8.

393.

Voir Partie I, §3.4.1. Cf. Goldschmidt, B., Le complexe atomique, Fayard, Paris, 1980, pp. 270-303.

394.

PV CSIA, séance du 15 mars 1961.