6.4.3. Examen de la sûreté d'EDF3 avant démarrage

La commission se réunit à nouveau en présence des représentants d'EDF, le 20 janvier 1966, pour étudier la sûreté avant le démarrage d'EDF3. A côté de Francis Perrin et de son chef de cabinet André Gauvenet, sont présents pour le CEA les chefs des grandes directions ou leurs représentants, Mabile directeur des Productions, Horowitz directeur des Piles Atomiques, Piatier directeur des Matériaux et Combustibles Nucléaires. Les chefs des sous-commissions sont également présents, Bourgeois, Régnaut, Duhamel et Sousselier. Parmi les représentants d'EDF on compte Messieurs Laurent, Lamiral, Mizzi, Teste du Bailler, Moreau. L'étude de sûreté d'EDF3 a donné lieu à quatre séances de la Sous-Commission de Sûreté des Piles et à une réunion sur place à Chinon.

EDF3 est la troisième centrale construite sur le site de Chinon. EDF avait prévu que sa puissance serait double de celle d'EDF2, soit 375 MWe. On se souvient qu'un certain nombre d'essais furent effectués sur une pile spécialement construite à cet effet, Marius, pour ne plus faire reposer l'étude du cœur uniquement sur des calculs théoriques mais pour les préciser par des données expérimentales. Le problème posé par l'augmentation de puissance est là-encore celui de la tenue des éléments combustibles, principale crainte du CEA, favorable de ce fait à une limitation de la puissance de la centrale.

Les éléments combustibles d'EDF3 sont à nouveau des tubes, alliés en molybdène à 1,1% et dont les diamètres sont 23/43 mm (contre 18/40 à EDF2). On dénombre 41 000 barreaux - ce qui ne manque pas de poser des problèmes pour la conception des machines de chargement - représentant près de 420 tonnes d'uranium. Comme pour EDF2 le graphite est empilé selon un réseau triangulaire, d'un volume de 16 m de diamètre sur 10 m de hauteur. La principale particularité d'EDF 3 par rapport à ses deux prédécesseurs est son caisson réalisé en béton précontraint et non en acier. EDF est alors confronté à un problème nouveau dû à ce type de structure, le calorifugeage interne du béton qui doit être maintenu froid. Du fait des problèmes rencontrés dans les études de ce calorifuge, la construction de la centrale a été rallongée d'un an. Les travaux ont débuté à Chinon au premier semestre de 1961 et la mise en service aura lieu en août 1966 et non en 65 comme prévu initialement.

Etant donné qu'EDF2 et EDF3 présentent un certain nombre de caractéristiques communes, seuls les points essentiels de la sûreté d'EDF3 sont examinés en séance : l'étude du caisson, la détection de rupture de gaine, l'appareil de manutention, les essais neutroniques, les essais de mise en service, et enfin l'étude des accidents.

C'est Louis Laurent, Chef des Etudes d'EDF3, qui présente les caractéristiques du caisson. Il s'agit du premier caisson de réacteur EDF en béton précontraint. Il insiste sur l'étude particulièrement poussée qui a été menée, aussi bien en ce qui concerne le choix des nuances des divers aciers nécessaires pour les câbles de précontrainte, la peau d'étanchéité, les aciers passifs du caisson, que pour l'étude des protections contre l'échauffement du caisson (calorifugeage et circuit en thermip). Enfin, il souligne le soin particulier apporté lors de la construction aux câbles et aux points singuliers du caisson.

En ce qui concerne le génie civil, il n'existait pas, à l'époque du projet, de règlement applicable à de tels ouvrages. EDF a dû se fixer un certain nombre de règles sur les conditions de travail du béton, en marche normale et sur les conditions de fissuration, de fuite et de rupture en cas d'augmentation de pression. M. Laurent étudie les conditions de rupture et présente pour cela une série de diagrammes qui font ressortir que, dans tous les cas, les contraintes restent dans des limites admissibles. M. Laurent doit par contre reconnaître qu'une augmentation notable à chaud de la pression, au-delà de la pression normale, peut entraîner des tensions assez importantes, d'où l'impossibilité d'effectuer des épreuves à une surpression très supérieure à la pression normale de fonctionnement (comme pour des caissons métalliques). Pour contourner l'obstacle, des essais sur maquettes ont été menés. Ceux-ci permettent également de vérifier les calculs, toujours difficiles, sur les points singuliers. Trois maquettes, à l'échelle 1/6ème ont été construites : la première, sans peau d'étanchéité, la deuxième avec, la troisième avec peau d'étanchéité et possibilité de chauffage et de refroidissement. Un tableau résume les résultats donnant la pression d'apparition des fissurations, la pression d'apparition des fissurations importantes et la pression de rupture pour chaque maquette : pour la maquette n°1 on obtient 35, 48, 93 bar, alors que les pressions sont de 40, 60, 111 bars pour la deuxième et enfin, la rupture se produit à 107 bars dans le troisième cas. Les essais faits sur le caisson lui-même, à une pression d'épreuve de 33 bars, ont confirmé les résultats des calculs et des essais sur maquette ce qui amène M. Laurent à conclure que le caisson présente une marge de sécurité considérable. L'étanchéité du caisson est assurée par une «peau», tôle d'acier de 25 mm d'épaisseur, recouverte d'un calorifugeage et refroidie par un circuit de thermip.

En conclusion de cet exposé, M. Bourgeois souligne que la question la plus délicate est celle des points singuliers du caisson et il propose pour cela deux solutions : soit l'augmentation des câbles de précontrainte, soit l'augmentation des aciers passifs.

M. Moreau expose ensuite les points essentiels concernant le circuit primaire, mettant en avant les améliorations apportées notamment sur les points qui ont posé problème dans les centrales précédentes ou lors de l'examen en commission. Pour la résistance à la pression, une maquette du corps des soufflantes a été faite, qui a été étudiée avec des jauges de contraintes. Lors de la construction, toutes les soudures ont subi un contrôle sévère par gammagraphie, tout défaut étant repris, buriné et ressoudé. Chaque tronçon de tuyauterie a subi, en usine, l'épreuve hydraulique rendue maintenant réglementaire par le Service des Mines. L'ensemble du circuit a subi une épreuve pneumatique. Toutes les règles classiques concernant les soudures ont été appliquées, en particulier le préchauffage et le recuit des joints à souder. Et il ajoute que comme pour EDF2, il est apparu nécessaire de vérifier le comportement des tuyauteries à la construction, pendant les essais et au démarrage. Le Bureau Véritas en a été chargé.

Il est ensuite procédé à l'examen de la détection de rupture de gaine. A la lecture des comptes-rendus, on se demande parfois si Bourgeois ne plaide pas en faveur d'EDF auprès de la Commission : en plus d'attirer l'attention de la Commission sur certains problèmes, Bourgeois insiste souvent sur les améliorations consenties par EDF, résumant la teneur des débats antérieurs entre la sous-commission et les ingénieurs d'EDF. M. Bourgeois indique que sur les réacteurs de ce type, la détection de rupture de gaine devient très compliquée et coûteuse, en raison du nombre élevé de canaux; un effort de simplification et d'économie a été fait par rapport à EDF2. M. Mizzi expose qu'en effet le nombre de canaux est passé de 2 200 pour EDF2 à 3 264 pour EDF3. Dans ces conditions, EDF a adopté un système matriciel groupant les canaux par groupe de 64 en matrices carrées de 8x8, chaque ligne et chaque colonne étant suivie par un canal : en définitive il sort ainsi du réacteurs 2n tubes au lieu de n2 tubes. Les détecteurs sont à peu près identiques à ceux d'EDF 2; les colonnes ou les lignes sont parcourues en 48 minutes, chaque canal est donc contrôlé toutes les 24 minutes. Comme l'indique M. Roux dans son article consacré aux progrès des réacteurs UNGG, l'un des objectifs était d'augmenter la cadence de balayage : l'activité du gaz de chaque canal est ainsi contrôlée toutes les demi-heures. Les prospecteurs indiquent l'activité des produits solides résultant de produits de fission gazeux prélevés dans le canal, mais également l'évolution de cette valeur. Par ailleurs, compte tenu du grand nombre de mesures à effectuer, qui sont de plus des mesures indirectes, EDF a été conduit à utiliser des calculateurs électroniques. Seule façon de résoudre ce problème, le calculateur introduit pour la détection a ensuite été mis à profit pour le traitement des informations et pour l'utilisation de la centrale. 406

Une autre différence importante est la suppression du système de détection des fuites généralisées, la DRGG. Etant donné qu'une grosse rupture de gaine entraîne la contamination de tout le gaz du réacteur, les prospecteurs de la DRGG auraient donné un signal en même temps que les autres prospecteurs. En conséquence, EDF a supprimé cette détection en admettant que l'incident correspondant serait détecté par l'observation de la coïncidence de quatre anomalies, pendant le même cycle élémentaire, le signal de cette coïncidence donnant l'ordre de chute des barres; mais cette sécurité peut être court-circuitée par une clé en salle de commande et dans ce cas une consigne fixera la conduite à tenir. Les barres peuvent chuter sans que la sécurité soit réellement en danger. C'est donc à l'opérateur de choisir en fonction des cas selon une procédure consignée. M. Perrin indique qu'il lui semblerait préférable de ne pas court-circuiter cette sécurité, quitte à fixer un seuil suffisamment élevé pour éviter des chutes de barres intempestives. M. Bourgeois souligne que les ennuis rencontrés sur EDF1 et EDF2 proviennent du fait qu'au moment du démarrage, surtout du premier démarrage, le graphite contient beaucoup d'eau et la DRG ne fonctionne pas s'il y a trop d'eau dans le CO2. Là encore Bourgeois reste fidèle à sa philosophie de la sûreté qui, quand cela est possible, propose des solutions. Après l'analyse des causes, il suggère un compromis technique et émet une consigne : il faut fixer une puissance maxima pour laquelle on tolère la marche de la centrale sans que la DRG soit en service, cette puissance devant être telle que le groupe puisse être couplé, ce qui donne un minimum thermique de l'ordre de 80 MW (alors que la puissance est de 1 800 MW).

L'appareil de manutention est alors présenté par le représentant d'EDF. Un tel appareil n'est pas une question aussi éloignée de la sûreté qu'il n'y paraît. Etant donné la conception des réacteurs UNGG, il est très important qu'en cas de fuite sur un barreau combustible, on puisse décharger l'élément incriminé, ce qui explique la conception de ces machines ultra complexes de détection des ruptures de gaine, mais aussi des machines de chargement-déchargement capables d'intervenir réacteur en fonctionnement, donc à pleines pression et température. La conception de cette machine a d'ailleurs posé de vraies difficultés aux ingénieurs d'EDF. Après une présentation par M. Mizzi de l'appareil de manutention, Pierre Tanguy pour le CEA examine les problèmes de sécurité en cours de manutention, à savoir les conditions dans lesquelles les cartouches de combustibles peuvent être manipulées par la machine, sans que la gorge d'accrochage ou le fil d'étrier ne cassent. C'est un problème important à cause du grand nombre de manœuvres qu'il y a lieu de faire par an, de l'ordre de 20 à 25 000. Lamiral précise en effet qu'au cours des essais il y a eu un certain nombre d'incidents dont les conséquences en exploitation seraient sérieuses, car un incident peut entraîner un mois d'arrêt du réacteur.

M. Bourgeois indique ensuite que l'on peut passer rapidement sur le contrôle du réacteur, très voisin d'EDF2, précisant simplement que les treuils sont maintenant à commande électrique et non pneumatique. La politique des barres a été vue en plein accord avec le CEA, ainsi que la fixation des seuils pour le déclenchement des sécurités.

Les essais neutroniques sont présentés par M. Teste du Bailler, répartis en deux catégories suivant qu'ils sont faits en air ou en CO2 lors de la montée en puissance. Pour les premiers, une campagne d'essais menée à EDF2 en novembre 64 a montré que dans leur ensemble les modèles de calculs utilisés pour décrire le comportement neutronique du réacteur sont satisfaisants, c'est pourquoi EDF, dans un souci d'économie, a cherché à réduire au maximum la durée des essais à caractère fondamental, en se limitant à des vérifications pratiques. Ainsi, ces vérifications porteront sur les trois grandeurs essentielles que sont la réactivité disponible pour la montée en puissance, l'antiréactivité de l'ensemble des barres de contrôle et de quelques groupes particuliers et enfin l'aplatissement de flux par les absorbants. Pendant la montée en puissance, la mesure de base reste comme pour les réacteurs en service l'évolution de la réactivité avec l'irradiation du combustible. L'étalon de réactivité sera un groupe de barres, en général de barres grises, c'est-à-dire des barres d'acier soigneusement étalonnées soit par le calcul, soit par la technique des oscillations mise au point à EDF1.

Après une présentation rapide des essais de mise en service, la Commission passe à l'étude des accidents de dépressurisation. 407 M Bourgeois indique que l'aspect aérodynamique de ces accidents a peu d'importance car il y a quatre circuits, et si l'un d'eux venait à se rompre la dépressurisation serait suffisamment lente pour ne pas amener d'ennuis mécaniques. L'aspect thermique, c'est à dire les conditions de refroidissement, est jugé plus important étant donné les performances de la centrale. En cas de gros accident, il est nécessaire de disposer, trois minutes après l'arrêt, de deux turbo-soufflantes tournant au moins à 1500 t/minute. Or, les moteurs électriques ne peuvent entraîner les turbo-soufflantes à cette vitesse. Il a donc été nécessaire de trouver une solution à ce problème. Bourgeois laisse à M. Laurent le soin de présenter le choix fait par EDF sur ce point.

M. Laurent examine donc les conséquences d'un accident de dépressurisation. Il définit l'accident maximalcomme conséquence de la rupture d'une canalisation principale de CO2 à la partie inférieure du caisson, ce qui correspond à une section de rupture de 2,5 m2 environ. Il est admis que cette rupture n'entraîne pas l'apparition simultanée d'une autre rupture, les tuyauteries étant géographiquement éloignées. Dans ces conditions, la durée du dégonflage est de 20 à 30 secondes. Il y a vidange rapide par le bas et également vidange par le haut, au travers des échangeurs, qui ont une faible perte de charge vis à vis du réacteur. Des oscillations peuvent perturber le phénomène. Les sécurités directes sur les barres de contrôle (21 barres noires, 1500 pcm), la chaîne de variation de pression entraînent la chute des barres.

Après s'être ainsi assuré des moyens d'arrêter la réaction en chaîne, M. Laurent décrit comment il est possible d'assurer le refroidissement du réacteur : les quatre circuits de refroidissement étant groupés deux par deux, on isolera la boucle rompue par l'obturateur de la partie supérieure (et si possible, de la partie inférieure) et il faudra, pour obtenir un refroidissement suffisant, deux soufflantes tournant à 1/2 vitesse soit 1500 t/minute. Cette vitesse ne pouvant être obtenue par les moteurs électriques, il faut pouvoir alimenter les turbo-soufflantes à l'aide des ressources en vapeur disponibles provenant soit des ballons et échangeurs de vapeur, soit de l'énergie résiduelle du réacteur. La SCSP a demandé de ne pas tenir compte de cette deuxième possibilité qui serait inopérante en cas d'accident car c'est une prise sur l'engin accidenté. Une troisième solution pour le refroidissement provient des chaudières auxiliaires utilisées pendant le démarrage pour entraîner les groupes. Ces chaudières demandent 45' pour être remises en service, 15' seulement si elles sont maintenues à 120°. M. Laurent montre comment, en utilisant successivement ces sources de vapeur, on peut assurer un refroidissement satisfaisant. Dans tous les cas, la température atteinte par le combustible ne dépasserait pas 575°.

L'examen par la CSIA est une procédure désormais codifiée. C'est le dernier examen de passage pour vérifier que tous les points ont bien été envisagés : des réunions préparatoires ont eu lieu, les ingénieurs d'EDF savent quels seront les points sur lesquels ils seront interrogés. La commission évalue leur arguments, mais sur le fond, l'essentiel du travail a été fait avant par les membres de la sous-commission de sûreté des piles.

A la fin des divers exposés, le Haut-Commissaire demande aux représentants d'EDF s'ils ont des observations à formuler sur le projet d'avis dont ils ont reçu communication. M. Lamiral tient à signaler que l'alinéa relatif à la limitation de la température de la peau d'étanchéité du caisson lui paraît inutilement sévère, expliquant que le béton peut certainement résister à une température sensiblement plus élevée, et qu'un dépassement, pendant quelque temps, n'aurait pas de conséquences rapides et alarmantes. Au vu de ces arguments, la Commission accepte de remplacer cet alinéa par une clause disposant que la constatation d'un éventuel défaut d'efficacité du calorifugeage devra entraîner un nouvel examen des conditions de la tenue du béton à la température atteinte. D'autre part, M. Laurent propose que la limitation de puissance pour le fonctionnement du réacteur sans Détection de Rupture de Gaine soit relevée à 10% de la puissance maximale du réacteur, comme pour EDF2. Après discussion, la Commission accepte le chiffre de 150 MWth.

Les représentants d'EDF se retirent alors pour laisser la Commission délibérer. Après un court échange de vue, la Commission adopte l'avis présenté par la SCSP, modifié pour tenir compte des deux remarques précédentes.

Notes
406.

D'après : J.-P. Roux, «Développement de la filière à uranium naturel-graphite-gaz d'EDF1 à EDF4», Revue Générale de l'Electricité, Mars 1965, pp. 239-251.

407.

Le Rapport de Sécurité de la troisième tranche - EDF3 - centrale de Chinon, présente en son livre VI l'étude des accidents sur 31 pages. Sont examinés successivement les accidents de réactivité (19p.), les accidents de dégonflage (1p.), la rupture d'un tube d'échangeur (1p.) et l'accident majeur de dégonflage (9p. avec ses effets mécaniques et ses effets thermiques. Les calculs ont été effectués à l'aide de programmes sur ordinateur IBM 7094.