6.6.3. L'incident de janvier 1968

Quelques mois après l'avis favorable donné par la Commission, la centrale de Chooz connaît un grave incident. 417 Le 24 décembre 1967, alors que la centrale fonctionne depuis six mois et est à une puissance proche de sa puissance nominale de 240 MWe, une barre de contrôle se coince et ne peut plus descendre dans le cœur. Une réunion d'urgence est convoquée sur le site, et sur les conseils de Westinghouse, on pratique l'ouverture de la cuve puis d'un générateur de vapeur. Mais on ne parvient pas à déceler d'anomalie. Un mois plus tard, le 30 janvier 1968 le même incident se reproduit. Le chef de la centrale décide cette fois d'ouvrir les quatre générateurs de vapeur. Sur les trois générateurs qui n'avaient pas été inspectés en décembre, on découvre de nombreux débris métalliques provenant des vis servant à assembler les deux parties du cylindre qui maintiennent le cœur dans la cuve du réacteur. Deux générateurs sur quatre sont fortement endommagés. La cuve est alors ouverte, les éléments combustibles sont déchargés un à un. Les dégâts sont considérables, et les opérations de réparation s'avèrent très délicates : il faut mettre au point des procédures entièrement nouvelles et on n'est pas certain que le résultat des réparations sera satisfaisant. On attribuera la cause de la rupture des boulons à des vibrations induites par des mouvements intempestifs de l'écran thermique entourant le cœur. Plus qu'un simple problème de résistance mécanique de la boulonnerie retenant l'écran thermique, c'est une insuffisante connaissance de l'hydrodynamique de la cuve qui sera mise en cause.

Dans son livre consacré à l'histoire de la centrale nucléaire des Ardennes, Floquet indique que la réaction de la Commission de sûreté des installations atomiques fut «très vive» et qu'elle «déclara n'accepter la remise en service que lorsque Westinghouse pourrait fournir une description détaillée des dégâts, l'étude de leurs causes, les modifications proposées, le détail des calculs et des expériences faites, les résultats des essais sur maquettes et le programme des essais à effectuer pour prouver la qualité des résultats obtenus.» 418 L'auteur note que Westinghouse fut obligée de rompre avec l'habitude du secret et dut coopérer aux opérations de sauvetage de la centrale, il en allait de sa crédibilité commerciale en Europe. Parmi les facteurs ayant contribué au succès de cette opération de sauvetage, Floquet mentionne «au premier rang» l'attitude des autorités de sûreté. Le rôle de Bourgeois qui fut chargé pour la CSIA de traiter de l'affaire de Chooz fut décisif, et la description qu'en donne l'auteur illustre bien l'attitude constructive du responsable de la sous-commission que nous avons plusieurs fois décrite : «Tout en restant exigeant sur l'essentiel, M. Bourgeois conduisit cette affaire avec un pragmatisme qui permit un rapide redémarrage de la centrale dans d'excellentes conditions de sûreté et sans toutefois en menacer inutilement la rentabilité. Il présenta des exigences très sévères au constructeur, il ne bloqua jamais le système de coopération qui s'était mis en place pour apporter, dans les plus brefs délais, des solutions satisfaisantes au problème épineux du comportement hydrodynamique des équipements internes de la cuve. Son souci de la sûreté et sa prise en compte du coût de cette même sûreté étaient un gage contre le risque d'un abandon prématuré du projet par des actionnaires découragés. Il y a apporta même une contribution toute positive en maintenant, par sa seule autorité, des flux d'informations croisés qui jouèrent un rôle décisif dans la qualité de la réparation et l'heureuse issue de l'incident.» 419 Un grand nombre de réunions se tinrent entre mars 1968 et octobre 1969 entre la Commission de sûreté des installations atomiques, Euratom, le consortium des constructeurs AFW et la Séna. On se mit d'accord sur un programme de réparations des nombreuses pièces incriminées : générateurs de vapeur, cuve. Il fallut revoir la conception d'un grand nombre d'organes tels que les pompes primaires, les ailettes de la turbine…

Cet incident sans conséquence sanitaire mit en lumière l'insuffisante prise en compte de l'importance de la phase de réalisation industrielle quand elle met en œuvre un grand nombre de technologies nouvelles, comme c'est le cas dans une centrale nucléaire. Après des modifications et des réparations, la centrale fut remise en exploitation, le 18 mars 1970.

Notes
417.

Ce paragraphe s'inspire du récit fait par Pierre-Henri Floquet, Histoire de la centrale nucléaire des Ardennes, AHEF, Paris, 1995, pp. 89-98. Le compte-rendu de la réunion de la CSIA qui examina cet incident est absent des procès-verbaux : il fait peut-être partie de ces quelques PV classés «confidentiels».

418.

Floquet, P.-H., Histoire…, p. 92.

419.

Ibid.