6.7.3. Le Conseil Supérieur d'Hygiène Publique de France et le danger des rayonnements

Le Ministère de l'Intérieur n'est pas seul à s'intéresser de près aux prérogatives du CEA. Une présentation du dossier des rejets d'effluents radioactifs de la Hague a été faite au Conseil Supérieur d'Hygiène Publique de France 423 par M. Parkes du Cabinet du Secrétaire d'Etat chargé de la Recherche Scientifique et des Questions Atomiques et Spatiales. Ayant assisté à cette présentation, M. Long du cabinet du Haut-Commissaire, réagit dans une note interne pour souligner la menace de l'intrusion de ce nouvel organisme dans le domaine de l'expertise de ces questions, jusque-là du ressort quasi-exclusif du CEA. M. Long résume les craintes du CEA au vu des positions timorées prises par cet organisme sur un certain nombre de points : «La consultation du Conseil Supérieur d'Hygiène Publique de France, dans un domaine très spécialisé comme celui de la protection contre les rayonnements ionisants, n'est pas sans soulever de sérieux problèmes. Récemment, en effet, ce Conseil a fait preuve d'une extrême circonspection en matière de protection contre les rayonnements ionisants, se refusant à autoriser la conservation des pommes de terre par irradiation (séance du 26 janvier 1965 de la Section Alimentation du Conseil Supérieur d'Hygiène Publique de France), bien que ce traitement soit autorisé aux Etats-Unis et au Canada.» 424

M. Long est d'autant plus courroucé par cette mise en doute de la compétence du CEA que celui-ci a poursuivi depuis plusieurs années un programme d'études qu'il juge très poussées pour déterminer quelles sont les activités susceptibles d'être rejetées sans inconvénients dans la Manche. Sur un ton plus diplomatique il ajoute que «ces études seront naturellement exposées en tous détails aux organismes que désignera le Ministre de la Santé Publique et de la Population» précisant que les experts du CEA s'estiment fondés à escompter un accueil favorable de la part des organismes spécialisés que sont le Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants (SCPRI) et la Commission de Protection contre les Rayonnements Ionisants (CPRI). Il explicite toutefois la menace de cette intrusion : «Mais que ce passerait-il - s'interroge-t-il - si le Conseil Supérieur d'Hygiène Publique de France, moins familiarisé avec les problèmes de radioprotection, et faisant preuve en la matière d'une excessive prudence émettait à l'encontre de ces rejets un avis défavorable ou assorti de conditions telles que l'exploitation de l'usine s'en trouverait entravée, et le programme de production de plutonium compromis ? […] Dans ces conditions, ne vaudrait-il pas mieux éviter ce risque et se contenter de prendre l'avis des organismes spécialisés, SCPRI et CPRI : la composition de cette Commission donnant en particulier toutes garanties, car cette Commission comporte une majorité de spécialistes éprouvés des problèmes de radioprotection.» 425

En effet, les liens entre ces organismes et le CEA ne sont pas nouveaux. En 1955, le professeur Bugnard, alors Directeur de l'Institut National d'Hygiène et conseiller scientifique du CEA depuis 1951, présente une communication 426 en collaboration avec le Chef du Département Juridique du CEA, M. Vergne, lors de la première conférence de Genève. Leur communication traite des réglementations en vigueur en France à propos de l'utilisation des radio-isotopes. Le texte de leur intervention résume les étapes de la mise en place du contrôle de ces matières et témoigne des relations établies de longue date entre les experts du CEA et ceux chargés de la radioprotection.

Si les premières réglementations en matière de danger des matières radioactives datent en France de 1934 427 , le développement de la production et de l'utilisation de ces produits à grande échelle poussa en 1947 le gouvernement à mettre sur pied un comité présidé par le Ministre de la Santé et de la Population (Journal Officiel du 4 septembre 1947), afin d'étudier les applications thérapeutiques et biologiques des radio-isotopes. Parallèlement, un décret du 30 juillet 1949 instituait une Commission Interministérielle pour l'importation des radioéléments. Afin de s'assurer du bon usage de ces substances, le décret prévoyait la nécessité de l'approbation, soit du Ministère de la Santé Publique pour ce qui concerne les applications biologiques ou thérapeutiques, soit du Ministre de l'Education Nationale pour les matières destinées à la recherche dans les domaines de la physique, de la chimie ou de la biologie animale ou végétale. Chacun de ces ministères devait travailler avec l'aide d'un comité spécialisé, et dans chacun de ces deux comités siégeaient des représentants du Commissariat à l'Energie Atomique.

Une loi du 19 juillet 1952 puis un décret du 3 mai 1954 viendront renforcer ce dispositif, instituant un Comité interministériel chargé d'émettre des opinions sur les questions relatives aux radioéléments. Ce Comité était composé d'un représentant des six ministères intéressés, d'un représentant de l'Institut National d'Hygiène, d'un représentant du Centre National de la Recherche Scientifique et de deux représentants du Commissariat à l'Energie Atomique. Ce Comité était présidé par M. de Lavit, Conseiller d'Etat, alors que la vice-présidence était assurée par M. Goldschmidt, Directeur des Relations Extérieures au CEA. Le secrétaire permanent du comité était un Chef de Département du CEA ne disposant pas du droit de vote.

Après une Commission Interministérielle de Protection contre les rayonnements (CIPR) créée le 14 mai 1955, un Service Central de Protection contre les Radiations Ionisantes (SCPRI) est institué au sein du ministère de la santé par arrêté du 13 novembre 1956. Il est placé sous la direction du Professeur Pierre Pellerin 428 . Les «Radiations Ionisantes» sont remplacées dans l'intitulé du Service par «Rayonnements Ionisants» lors de la modification du décret de création du SCPRI (décret du 6 janvier 1959). Ce service se chargera de toutes les questions de radioprotection des installations nucléaires en France jusqu'en 1992.

Dans le cadre du décret du 11 décembre 1963, c'est lui qui sera chargé d'émettre un «avis conforme» pour le compte du ministère de la Santé, avis nécessaire pour l'autorisation de création des Installations Nucléaires de Base. De par cette procédure de l'avis conforme, le Ministre de la Santé dispose d'un véritable droit de veto sur le lancement d'une centrale déterminée. Ardent militant du programme atomique français, le professeur Pellerin considérera toujours que l'énergie atomique ne présente pas de problème de santé publique en fonctionnement normal. Le problème des rejets des centrales nucléaires est un faux problème, comparé aux autres nuisances qui touchent l'hygiène publique. C'est le SCPRI qui fixera les normes réglementaires françaises en matière de radioactivité que devront respecter les industriels, tant pour la protection du public que des travailleurs. Ces normes seront basées sur les recommandations de la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR). Le SCPRI sera chargé du contrôle du respect de ces normes par les industriels.

Le CEA entend que les questions de contrôle des déchets ou des rayonnements restent centralisées par ses soins, ou par des organismes dont il attend qu'ils lui soient favorables et n'entravent pas excessivement ses activités.

Notes
423.

Le Conseil Supérieur d'Hygiène Publique de France (CSHPF) a été créé en 1848. Il est chargé de conseiller les autorités sur de nombreux aspects touchant à la santé. Il s'agit d'un comité d'experts nommés directement par l'administration de la santé.

424.

Note HC/65-464, 9 novembre 1965.

425.

Ibid.

426.

L. Bugnard, J. Vergne, «Regulations Applicable to the Use of Radioisotopes in France», Proceedings of the First International Conference on Peaceful Uses of Atomic Energy, Geneva, 1955, United Nations, N.Y., 1956, Vol. XIII, pp. 51-53.

427.

Décret du 5 décembre 1934 et réglementations du 26 décembre 1934 parus au journal officiel du premier janvier 1935.

428.

Pierre Pellerin est né à Strasbourg en octobre 1923. Il est docteur en médecine, médecin électroradiologiste et médecin du travail.