7.1.1. La position française

Lors de la conférence, les représentants français continuent, eux, dans la droite ligne des conceptions américaines. Paradoxalement, ce ne sont pas les spécialistes de sûreté qui sont les plus explicites sur la question mais ceux de radioprotection qui affirment la nécessité de définir un maximum raisonnable pour les accidents à prendre en compte, sur la base des probabilités. Il faut dire que pendant cette conférence Jean Bourgeois intervient en tant que chef du Département d'Etudes de Piles, associé au Chef du Service d'Etudes Générales d'EDF Boris Saitcevsky, pour présenter les progrès réalisés en France dans le développement de la filière UNGG 435 .

Vathaire et ses collègues 436 d'EDF et de GAAA traitent bien de la sûreté mais présentent une communication très technique, basée sur la méthode des barrières : ils passent en revue les caractéristiques des éléments combustibles (comportement des gaines, de l'uranium), puis du circuit primaire en analysant les facteurs de sécurité des caissons métalliques, puis des caissons en béton précontraint. Ils étudient ensuite la sûreté en exploitation en traitant le cas des sources d'énergie, des dispositifs de sécurité, des calculateurs numériques. Leur dernière partie est consacrée à l'analyse des accidents graves, définis comme «ceux étant capables d'entraîner la détérioration de l'une ou l'autre des deux barrières» : ils détaillent ainsi les accidents de réactivité, les accidents de soufflage et l'accident de dégonflage, présenté comme le plus grave pour ce type de réacteur. Seule la conclusion mentionne explicitement «l'accident le plus grave susceptible d'advenir» (le dégonflage occasionné par une rupture du circuit primaire), pour montrer que les températures maximales qui seraient alors atteintes ne dépasseraient pas les seuils de fusion du magnésium compte tenu des caractéristiques de ces piles.

Vathaire 437 intervient à nouveau au cours de la conférence, cette fois pour présenter les études de sûreté réalisées en France : il précise que l'étude de sûreté se décompose en plusieurs stades :

  1. 1°) le stade de l'avant-projet, où la validité des principes est vérifiée, où l'on effectue l'étude des transitoires accidentels et la vérification de l'efficacité des dispositifs d'arrêt et de contrôle;
  2. 2°) le stade de la construction et des essais où la sécurité propre des circuits et des appareils, la mise en œuvre des matériaux, les performances réelles font l'objet d'études et de contrôles minutieux;
  3. 3°) et enfin le stade de l'exploitation, où la qualification du personnel, l'exactitude du mode d'emploi, la prévention des incidents et leurs remèdes sont étudiés.

Après ces considérations généralese, Vathaire et ses collègues passent à l'analyse technique, évaluant le confinement au moyen des barrières. Et ils concluent sur les accidents possibles, sans faire référence à l'accident maximum crédible. Ils notent à la suite de Farmer que les accidents de refroidissement constituent le risque le plus probable et le plus dangereux pour la plupart des réacteurs, faisant une mention particulière aux accidents de dépressurisation car ils conduisent à des transitoires plus sévères que les avaries des organes de refroidissement. Mais ils constatent, remettant implicitement en cause la notion de «crédibilité», que «les accidents de réactivité sont souvent estimés moins probables que les accidents de refroidissement ; mais l'expérience a montré à plusieurs reprises que des erreurs humaines difficilement imaginables pouvaient y conduire». 438

Les spécialistes français de radioprotection ou de «sûreté sanitaire» interviennent également lors de la conférence de Genève. Dernier maillon de la chaîne pour l'évaluation de la sûreté d'une installation dans la mesure où ils doivent à la fois estimer les conséquences pour la santé des populations des accidents dont cette installation peut être le siège et envisager les mesures qui pourraient être prises dans cette éventualité, les spécialistes de radioprotection ne peuvent se satisfaire des seules données concernant la nature et les caractéristiques d'une installation nucléaire. Pour pouvoir démarrer une étude de risques sanitaires en cas d'accident, ils ont besoin d'autres éléments : il leur est nécessaire d'admettre un certain nombre d'hypothèses concernant le type d'accident à considérer, son importance et ses premières conséquences en termes de libération dans le milieu de produits radioactifs. C'est pourquoi ce concept d'accident maximal crédible les concerne au premier chef, ils sont obligés de se poser la question des accidents majeurs, de l'utilité de les aborder et des moyens de le faire. Ils s'opposent à l'accident maximal hypothétique qui avait été à la base des études américaines de risque des années 55-57, où l'on imaginait les pires conséquences possibles pour un accident, indépendamment des chances qu'il survienne, pour évaluer les quantités de radioactivité qui seraient alors libérées. Ils justifient ainsi la démarche de l'accident maximum crédible : «Pour faire un choix entre les divers accidents possibles il faut adopter un critère, c'est ainsi que l'on pourrait adopter la seule gravité de l'accident comme critère du choix, et se proposer de considérer toujours l'«accident le plus grave qui puisse être envisagé». Cette optique ne semble pas raisonnable, car il est une règle bien établie du comportement humain dans la vie pratique, que la probabilité qu'a un événement de se produire pèse fortement dans la décision de l'homme. Il serait déraisonnable de juger une installation et de fonder les projets d'intervention en cas d'accident sur un événement, si grave soit-il dans ses conséquences, dont la probabilité d'occurrence serait extrêmement faible. Agir ainsi imposerait à l'Energie Atomique une très lourde charge qui jamais n'a été exigée d'aucune autre exploitation industrielle. L'hypothèse d'accident à retenir pour procéder à une évaluation des risques et déterminer les mesures qui pourraient éventuellement être prises doit donc être choisie prudemment en tenant compte de la probabilité qu'a cet accident de se produire. Lorsque ce choix est fait, la nature et la quantité des radioéléments rejetés dans le milieu sont déterminés et leur enchaînement vers l'homme exige des études tout à fait analogues à celles […] pour les rejets en marche normale.» 439 Les spécialistes de radioprotection plaident donc pour une évaluation plus réaliste des accidents. Ce n'est pas l'inefficacité de la démarche qui est critiquée, mais son coût économique. Or nous verrons plus loin que la philosophie de l'accident maximal crédible était en soi une conception qui menait à une mauvaise défense des installations, car être défendu contre le pire concevable ne signifie pas qu'on soit bien défendu contre un danger moins grave, mais plus fréquent. Ce n'est pas cet argument «scientifique» - la révélation viendra quelques quinze ans plus tard avec l'accident de Three Mile Island - qui est utilisé ici par les hommes de la radioprotection. Ils font appel au bon sens de l'homme de la rue, il faut être «raisonnable». On sent confusément qu'il faut tenir compte non seulement des conséquences mais aussi des probabilités des accidents et proportionner les mesures de protection à ces deux critères, mais on est peu explicite sur la façon de procéder si ce n'est «prudemment». Il y a là à la fois une reconnaissance de la nécessité d'un accident maximal crédible dont la crédibilité soit basée sur sa probabilité, ce qui est la démarche américaine, mais aussi une volonté de ne pas enfermer les études sur cet unique accident.

Cette communication est faite dans le cadre des séances consacrées à la radioprotection, dont les textes sont d'ailleurs rassemblés dans le volume 14 des actes de la conférence, intitulé «Influence sur le milieu de l'emploi de l'énergie nucléaire - traitement et élimination des déchets» et non dans le volume 13, «Nuclear Safety». C'est bien toute la communauté des spécialistes de l'atome qui essaie de sortir du vieux dilemme du risque nucléaire : l'évaluation du produit de conséquences potentiellement infinies par une probabilité tendant vers zéro.

Notes
435.

J. Bourgeois, B. Saitcevsky, «Développement des réacteurs à graphite et uranium naturel», Rapport CEA-R2693, Genève 1964, A Conf. 28/P/36.

436.

Faÿs, R., Laurent, L., de Vathaire, F., Plisson J., Bussi J., «Sûreté des piles de la filière uranium naturel-graphite-gaz», Actes de la Troisième conférence internationale des Nations Unies sur les utilisations pacifiques de l'énergie atomique, Genève, P/81, 1964, pp. 389-396.

437.

F. de Vathaire, P. Vernier, A. Pascouet., «Conception de la sûreté et influence des impératifs de sûreté sur la conception des réacteurs», Rapport CEA - R 2655, Genève 1964, A Conf. 28/P/82.

438.

Ibid.

439.

H. Jammet, D. Mechali, M. Dousset, «Problèmes sanitaires posés par l'élimination des déchets radioactifs et par les accidents nucléaires», Rapport CEA - R 2641, Genève 1964, A Conf. 28/P/870, 1964, pp. 11-12.