7.2.1. La position française

Si dans la foulée des Anglais les Français prennent petit à petit leurs distances d'avec les concepts américains, ils se distinguent aussi des tendances britanniques qui tendent à conclure à la nécessité d'assouplir les règles en matière d'implantation pour les sites des centrales nucléaires. Lors du symposium de l'AIEA, la délégation française présente une communication intitulée «Contribution à l'étude de l'implantation des centrales nucléaires auprès des villes» 452 , qui prône l'utilisation de la distance comme facteur de sûreté supplémentaire.

En introduction, Vathaire et Lavie rappellent que depuis le début, on a tenu en France à implanter les réacteurs à une distance suffisante des grandes agglomérations, ce qui n'a d'ailleurs pas posé de problème car le nombre de sites nécessaires s'élève à moins d'une dizaine. Les sites choisis par EDF à Chinon, Bugey et Fessenheim peuvent recevoir des installations de grosse puissance et donc la question du choix de nouveaux sites ne se pose pas dans l'immédiat. Mais les auteurs jugent intéressant d'étudier dans une perspective à plus long terme la possibilité d'implanter des centrales nucléaires plus près des agglomérations et notamment des très grandes. «De l'ensemble de la littérature sur la sûreté des piles, il se dégage l'impression, qui est d'ailleurs celle des auteurs de cette communication, que des rejets accidentels importants de produits de fission ne sont pas complètement exclus, bien que leur probabilité soit très faible. De tels rejets pourraient se produire après un endommagement majeur du cœur (fusion ou combustion).»Non seulement les accidents majeurs ne sont pas exclus, mais ils peuvent provenir de toutes autres circonstances que celles habituellement envisagées :«Il faudrait pour cela la coïncidence de plusieurs événements à faibles probabilités, par exemple, qu'en cas de rupture du circuit de refroidissement principal, les dispositifs automatiques d'arrêt d'urgence ou les moyens de refroidissement de secours ne soient pas efficaces, et que les barrières assurant le confinement des produits de fission soient toutes rompues. De tels accidents ne sont pas envisagés d'habitude dans les rapports de sûreté, car jugés hautement improbables, mais il nous paraît nécessaire de les considérer pour une étude de site en zone très peuplée, à cause de l'importance des conséquences.» 453 Des conséquences plus importantes du fait d'une population plus nombreuse au voisinage imposent de s'interroger sur des accidents dont les probabilités sont plus faibles.

Les spécialistes français de sûreté présentent une méthode d'évaluation d'un coefficient de sécurité F(d) apporté par la distance, défini comme le rapport du risque associé à une implantation à la périphérie de la ville à celui associé à une implantation à la distance d de cette ville. Ils calculent ce facteur de sécurité dans le cas du risque somatique et du risque génétique, pour des villes de tailles différentes (100 000, 500 000, 2 000 000 et 8 000 000 d'habitants) en fonction de la distance d en kilomètre. Une courbe représente la valeur de F(d) en fonction de d/2r où r est le rayon de la ville assimilée à un cercle, pour le risque somatique d'une part et le risque génétique d'autre part. De cette première courbe, ils tirent la conclusion que «si les études de sûreté ne permettent pas d'éliminer, malgré les parades mises en place, l'éventualité d'un rejet accidentel (c'est précisément cette hypothèse que nous avons retenue) et conduisent en dernier ressort à compter sur un certain facteur de sécurité apporté par la distance, c'est à un éloignement d'autant plus grand que la ville est plus importante qu'il faudra recourir pour réaliser ce facteur de sécurité. A titre d'exemple, la réduction des risques somatiques d'un facteur 30 et des risques génétiques d'un facteur 10 nécessite un éloignement d'environ cinq fois le diamètre moyen de la ville.» 454

La suite de l'étude se donne pour objectif de préciser cette conclusion. Vathaire et Lavie se fixent pour cela un certain nombre de rejets d'importance différente (105, 106 et 107 Ci d'iode 131) et évaluent dans chaque cas le nombre d'accidentés, considérant comme accidentée toute personne soumise à une dose à la thyroïde supérieure à 300 rem, et la valeur de 2.106 homme x rem comme dose collective. Ces valeurs sont tirées de la littérature sur ce sujet mais ils précisent qu'ils sont bien conscients qu'il s'agit là de valeurs arbitraires, comme en témoigne le refus de la CIRP de publier des recommandations relatives à la radioexposition accidentelle de la population. Munis de ces hypothèses, ils tracent le nombre d'accidentés pour ces différents rejets, ainsi que la dose collective, en fonction de la distance, avec en paramètre la taille de l'agglomération. L'examen de ces courbes les amène à conclure une nouvelle fois à l'importance du rôle joué par l'éloignement en tant que facteur de sécurité.

Et au vu des hypothèses adoptées, il calculent que le respect de la dose collective limite de 2. 106 homme x rem en cas de rejet de 107 Ci d'iode 131 supposerait un éloignement de 24 km pour une ville de 500 000 habitants, 60 km pour une ville de 2 millions, et supérieur à 100 km pour une ville de 8 millions. «L'analyse effectuée ici a permis de souligner l'intérêt d'implanter les centrales suffisamment loin des villes, de façon à bénéficier du facteur de sécurité supplémentaire apporté par la distance. Elle a montré que, pour des rejets accidentels très importants, il y a une distance limite, qui permet d'éviter les conséquences graves pour les populations.» 455

Mais ils tiennent à préciser qu'étant donné les incertitudes sur tous les paramètres et hypothèses utilisées, leurs résultats ne visent pas à constituer une norme, mais plutôt une méthode d'approche comparative. La conclusion importante de cette étude est d'attirer l'attention sur l'intérêt de faire «le meilleur usage possible de la distance comme facteur de sûreté intrinsèque du site». 456

Cette dernière conclusion est critiquée par Farmer lors de la discussion de l'article. La démonstration française ne prend pas en compte l'ensemble du spectre des conséquences : remarquant que 300 rem à la thyroïde a été pris comme dose limite pour le calcul du nombre de personnes touchées par les rejets, et qu'habituellement on suppose une relation linéaire entre le risque et la dose, il note que le nombre d'accidentés recevant entre 100 et 300 rem pourrait être au moins aussi important que celui des personnes exposées à plus de 300 rem, si l'on prenait en compte le plus grand nombre de gens affectés par des doses moindres (et donc plus éloignées). Dans de nombreux cas, on sera incapable d'obtenir le type d'avantage provenant de l'éloignement tel que celui présenté dans la communication. 457

Notes
452.

J.M. Lavie, F. de Vathaire, «Contribution à l'étude de l'implantation des centrales nucléaires auprès des villes», IAEA Symposium on Nuclear Siting, IAEA, STI/PUB/154, SM89, 1967, pp. 331-343.

453.

Ibid., p. 332. Les auteurs sont en cela en parfait accord avec J. Yvon, qui dans un rapport interne du 2 décembre 1963, affirmait : «Les accidents les plus graves proviennent souvent de la coïncidence d'incidents, dont chacun, survenant individuellement, aurait pu rester sans gravité.» Cité par F. Cogné, «Evolution de la sûreté nucléaire», Revue Générale Nucléaire, N°1, 1984, pp. 18-32, p. 21.

454.

Ibid., p. 337. Souligné par nous.

455.

Ibid., p. 341.

456.

L'original est le suivant, assorti d'une remarque : «We merely wished to call attention, by examples, to the value of making the best possible use of distance as an intrinsic site-safety factor, at least so long as we do not possess sufficient experience to assess the reliability of the safety devices.» (Lavie, de Vathaire, «Contribution…», op. cit., p. 343.)

457.

«Consequently, I believe that in many cases we shall be unable to obtain the kind of benefit from remote siting which is suggested.» (Ibid., p. 343.)