7.2.3. Réaction française à l'article de Farmer

La communication de Farmer a été le point marquant du symposium : toutes les discussions tournent autour de cette nouvelle approche, mais nous nous limiterons à la réaction française, «à chaud», par François de Vathaire lors de la discussion suivant immédiatement l'intervention de Farmer. Vathaire reconnaît les mérites de cette approche mettant l'accent sur la fiabilité car elle devrait permettre d'améliorer grandement la sûreté. Cependant, Vathaire est opposé à la conclusion de Farmer qui plaide pour la totale liberté dans le choix des sites. D'autre part, le représentant français estime qu'appliquer la méthode des probabilités consiste à raisonner «comme les actuaires» pour le calcul des primes d'assurance et il se demande si on a le droit d'appliquer les méthodes des assurances à l'évaluation du risque nucléaire : les connaissances en matière de défaillances sont encore insuffisantes dans le domaine nucléaire, et vu le nombre impressionnant des incidents répertoriés dans le monde - incidents sans conséquences radiologiques sérieuses mais qui auraient pu en avoir - il apparaît que la probabilité de défaillance dans les conditions actuelles d'exploitation est particulièrement élevée, en particulier du fait des erreurs humaines. 461 En ce qui concerne les grands accidents, qui sont «le seul réel problème de sûreté», Vathaire se demande si estimer des probabilités de l'ordre d'une fois tous les mille ou million d'années peut avoir une réelle signification, et si cela ne peut pas conduire à considérer que le fortement improbable ne se produira jamais. C'est pourquoi il réitère la position développée dans sa communication : si un accident libérant 107 Ci d'iode devait néanmoins se produire et que le réacteur était situé en zone urbaine, les conséquences seraient catastrophiques, alors qu'elles auraient des conséquences plus limitées si celui-ci était situé à 20 ou 30 kilomètres.

En parfait accord avec l'optique de Vathaire, Pierre Candes, l'un des spécialistes français de la sûreté radiologique présent à Vienne, explique quelques années plus tard, que deux enseignements principaux avaient été tirés du colloque de Vienne. Tout d'abord, qu'un accident conduisant à la libération d'une fraction importante de radioactivité n'était pas, a priori, un événement impensable, et ensuite, qu'un tel accident s'accompagnait d'une très faible probabilité, non chiffrable par une approche statistique. «Cette deuxième idée n'était pas d'ailleurs sans présenter quelques dangers insidieux selon les conséquences que l'on pouvait en tirer. En effet, les moyens de confinement constituent une parade aux conséquences et n'agissent, pratiquement pas sur les causes, c'est-à-dire justement sur la probabilité d'occurrence. Qu'est-ce en effet que la très faible probabilité d'un événement sinon la constatation «pratique» qu'à l'échelle des préoccupations humaines, cet événement n'arrivera pas. De là à ne pas se préoccuper de confinement, il n'y a qu'un pas et il faut avouer que certains ont eu la tentation de le franchir. L'attitude de la délégation française devant ce problème avait été, croyons-nous, réaliste.» 462 Ce n'est pas l'attitude de Farmer qui est ici dénoncée. Farmer, au contraire, estimait que toutes les situations, même les plus improbables, devaient être prises en compte, comme par exemple la possibilité de rupture des cuves en acier, et même de rupture de l'enceinte de confinement en cas d'accident catastrophique. En tout cas, Français et Anglais sont d'accord sur le fait qu'un accident majeur est possible, et que les conséquences peuvent aller bien au-delà des rejets de 106 man-rem évoqués à plusieurs reprises lors du symposium comme limite supérieure des rejets possibles. Cette dose de rejets ne pouvant prétendument pas être dépassée, certains concluaient à la possibilité de situer les futures centrales nucléaires dans de grandes agglomérations.

L'intervention de Vathaire lors de la discussion finale du colloque résume les différentes positions qui divisent la communauté nucléaire ainsi que les enjeux réels de ces discussions sur la méthodologie d'étude des accidents.

‘«J'ai eu l'impression durant cette réunion que les justifications avancées pour la sélection des sites étaient quelque peu influencées par les conditions pratiques dans chaque pays et, en simplifiant quelque peu, j'ai le sentiment que les pays de faible densité de population sont attirés par le concept de sûreté basé sur le concept d'accident maximum et de distance et s'occupent plus de la dose maximale individuelle en cas d'accident. De l'autre côté, les pays densément peuplés sont intéressés par la méthode probabiliste et prêtent plus d'attention à la limite de la dose collective, c'est à dire le nombre probable de cancers. Je me rends bien compte que cette justification peut apparaître satisfaisante d'un point de vue technique, si les probabilités sont bien connues, mais je partage néanmoins le point de vue de certains des participants de ce Symposium que le choix des sites est une question de confiance [faith]. La question est toujours celle de décider quel est le rejet maximum qui peut être considéré comme croyable et ce sont les autorités nationales responsables qui doivent faire ce choix délicat. En rappelant les inévitables incertitudes, je pense que les membres des commissions de sûreté doivent toujours faire l'effort maximum pour utiliser tous les facteurs de sûreté disponibles et ne pas sacrifier la sûreté à des considérations économiques.» 463

Dans les faits, les Français portent un grand intérêt à la démarche britannique qu'ils citent comme un exemple de la «philosophie actuelle du travail en matière de sûreté», et sont très favorables à cette approche quantitative des risques de défaillance. «Cette manière d'approcher la sûreté situe l'état d'esprit et les méthodes qui ont cours aujourd'hui. Bien que certaines incertitudes demeurent dans divers domaines, incertitudes que les études de sûreté en cours essayent de lever, on arrive maintenant à réduire les marges de sécurité trop fortes qui obéraient les conditions d'exploitation et de rentabilité, en sachant que l'on ne prend pas de risques significatifs.» 464 Pragmatiques, s'ils sont attirés par la méthode, qu'ils jugent satisfaisante du point de vue technique, ils restent prudents. Les Français s'en tiennent à leur démarche initiale qui consiste à mieux connaître les caractéristiques des réacteurs pour réduire les marges de sécurité qui s'avéreraient excessives. Il ne s'agit pas pour eux de supprimer certains critères nécessaires comme l'éloignement ou le confinement mais de diminuer certaines marges.

Les intentions de Farmer, elles, nous l'avons déjà souligné, vont au-delà : il propose de s'affranchir de règles concernant la distance, en mettant l'accent sur les probabilités de défaillance des matériels, dont les ordres de grandeur sont plus significatifs que l'ordre de grandeur qui pourrait être gagné par le facteur distance. Or ce qui est remarquable dans l'approche de Farmer c'est qu'il ne s'agit plus seulement de technique, mais de choix sociétal : où pose-t-on les limites, quelle est l'acceptabilité du risque.

Farmer répond à ces questions en accentuant la pente séparant l'acceptable de l'inacceptable avec un coefficient de -1,5, ou diminue la pente pour les faibles rejets, traduisant l'aversion pour les accidents plus graves. L'arbitraire a été déplacé de l'étude d'un certain nombre d'accidents de référence vers le positionnement de cette frontière, posant clairement le problème de l'acceptabilité du risque et de qui doit en décider. C'est en quelque sorte l'irruption de la société dans ce domaine technique, une tentative de mathématisation du niveau d'acceptabilité par la société des risques que lui font encourir les technologies.

Les Français retiennent la méthode dans ce qu'elle a d'intéressant du point de vue technique : la méthode basée sur les probabilités est un moyen de révéler les faiblesses des systèmes, les chemins critiques grâce aux arbres de défaillance. Mais ils ne s'aventurent pas dans ces considérations qui sont du domaine du politique. Vathaire, mais il n'est pas seul et peut être considéré comme porte-parole de Bourgeois et donc de la position française, se considère comme un expert technique, pas un décideur politique qui aurait à traiter ce difficile problème du niveau d'acceptabilité.

La méthode de Farmer marque une rupture conceptuelle dans l'histoire de la sûreté. C'est une nouvelle approche du risque, indiquant les moyens de calculer les probabilités associées aux conséquences d'un accident et qui lui offrent un critère d'acceptabilité. Mais si c'est un progrès dans l'approche logique de la sûreté, l'un des inconvénients de la méthode de Farmer est de montrer que malgré tous les efforts faits en matière de sûreté, il existe un risque résiduel. De ce point de vue, ce n'est pas nécessairement un très bon outil de communication.

Notes
461.

Le texte intégral anglais est le suivant : «I might add that the number of incidents which I have heard mentioned in France and other countries - incidents without serious radiological consequences, but which might have had them - is fairly impressive and suggests that the probability of failure under actual plant-operation conditions is fairly high, particularly due to human errors.», F. de Vathaire, Discussion de la communication de Farmer, IAEA, STI/PUB/154, SM 89, p. 325.

462.

Candes, P., «Développement des études de sûreté radiologique des réacteurs français et de leurs sites. Cas particulier du réacteur Phénix», Energie Nucléaire, Vol. 13, N°5, 1971, pp. 344-349, p. 344.

463.

Le texte original est le suivant. «I got the impression during this meeting that justification for site selection was somewhat influenced by practical conditions in each country and, simplifying somewhat, I have a feeling that countries of low-population density are attracted by the concept of safety based on the concept of maximum accident and distance and are more concerned with the maximum individual dose in the event of an accident. On the other hand, densely populated countries are interested in the probability method and give more attention to the limit of the collective dose, i.e. the probable number of cancers, because this method enables them to offer quantitative justification for the risks involved by siting in urban areas. I realize that this justification may appear satisfactory from a technical point of view, if the probabilities are well known, but I nevertheless share the view of some of the participants in this Symposium that siting is a question of faith. The question is always one of deciding what maximum release can be accepted as credible and it is the responsible national authorities who have to make this delicate choice. Remembering the inevitable uncertainties, I think that members of safety boards must always make the maximum effort to use the various safety factors available and not sacrifice safety to economic considrations.» Panel discussion, pp. 791-792. (Souligné par nous).

464.

F. de Vathaire, «La sûreté des réacteurs : réalisations et tendances actuelles», Energie Nucléaire, Vol. 7, novembre 1967, pp. 421-427, p. 422.