7.3. Conclusion : le «dialogue technique» à la française

Au milieu des années soixante, les responsables français de la sûreté sont devenus assez mûrs, assez sûrs d'eux pour affirmer le bien-fondé de leur méthode d'analyse de la sûreté, une méthode plus pragmatique, celle des barrières. C'est ce que concluait Jean Bourgeois en décembre 1964, mettant en avant «l'examen détaillé des précautions prises et du bon fonctionnement du matériel employé». 465 Alors que l'organisation française au niveau des autorités est en train de se mettre en place sur le modèle de l'organisation interne au CEA, Vathaire revendique en 1967 ce qui fait selon lui l'intérêt de la démarche française, prenant comme exemple l'examen interne au CEA par la SCSP et son organisme permanent, le GTSP. Ce groupe d'une trentaine d'ingénieurs effectue à Saclay la liaison avec les équipes de projet, il procède à l'examen des rapports de sûreté et à la coordination des études de sûreté effectuées par différents services du CEA ou par des entreprises extérieures sous contrat. Une autre partie du GTSP, à Cadarache, effectue surtout des calculs de sûreté et des expérimentations. «Les ingénieurs du GTSP chargés de suivre un projet, travaillent en liaison extrêmement étroite avec l'équipe responsable de ce projet, depuis le stade de la conception jusqu'à la mise en exploitation. Cette méthode de travail, très souple et particulièrement fructueuse sur le plan des relations humaines, s'avère très efficace.» 466

Pour Vathaire, cette «méthode française» a fait ses preuves. Il la résume fin 1967 : «[La sûreté] repose essentiellement sur une prise de conscience réaliste des risques potentiels ainsi que du rôle de la prévention par les équipes chargées de concevoir, construire et exploiter les installations. Cette prise de conscience est facilitée par le développement des études de sûreté et par l'adoption de procédures souples d'examen, où les examinateurs ne sont pas des juges lointains et supérieurs établissant des freins réglementaires immuables, mais sont susceptibles grâce à un contact permanent avec la vie des installations et grâce à des activités d'étude soutenues d'apporter une contribution personnelle à la solution des problèmes de sûreté. Dans l'état actuel du développement de l'énergie atomique, cette méthode est vraisemblablement la plus efficace et la plus économique pour établir et maintenir le très haut niveau de sûreté indispensable.» 467

Il s'agit là d'un véritable manifeste exposant la conception française du management de la sûreté nucléaire, que l'on peut résumer sous le vocable de «dialogue technique».

Il est sans doute nécessaire de tempérer l'enthousiasme ou le triomphalisme de l'auteur en constatant que l'organisation de la sûreté en France reste très en retrait par rapport à celle des Etats-Unis bien évidemment, mais même par rapport à celle de la Grande-Bretagne, encore en 1967, comme en 1960. De retour d'une mission à Risley et Harwell en 1966, un ingénieur du GTSP observe dans son compte-rendu au Haut-commissaire : «Le personnel employé en GB à l'étude des problèmes de sûreté des réacteurs à graphite est très nettement supérieur aux effectifs affectés en France sur ce sujet, tant du point de vue expérimental que théorique. En conséquence, ils possèdent dans ce domaine une avance considérable sur de nombreux points sauf en ce qui concerne le graphite irradié.» 468

Pour revenir au «dialogue technique» à la française, il est un fait que les textes de Bourgeois ou Vathaire font peu de philosophie, mais «parlent technique». Nous l'avions noté à propos des communications à la conférence de Genève de 1964, avec l'accent mis sur l'analyse des barrières, façon d'aborder les problèmes de façon technique, sans se poser, dans un premier temps, trop de questions sur les grands accidents. On peut également s'interroger sur cette conception française qui attribue un certain nombre de vertus intrinsèques à la technique : Bourgeois par exemple parle même de «remède technique» : «Au cours de nos recherches sur les accidents, il nous est apparu que le remède technique apparaissait très souvent peu après la découverte de chaque risque, et que ce remède ne conduisait pas obligatoirement à des installations plus complexes ou plus onéreuses.» 469

A la fin des années cinquante, l'invention aux Etats-Unis du concept «d'accident maximum prévisible» (MCA) correspondait à la nécessité de créer un moyen de communication entre les différents acteurs du jeu nucléaire américain, pour pouvoir parler des accidents graves. En Grande-Bretagne également, la démarche de Farmer veut proposer une méthode de discussion, non plus basée sur un consensus entre experts sur un type d'accidents à considérer et ou à exclure, mais sur une ligne frontière entre risque acceptable et inacceptable, en examinant à la fois la gravité et la fréquence d'un large panel d'incidents. Côté français, on insiste sur les vertus du «dialogue technique», car cette dernière méthode s'avère l'outil de communication adapté aux conditions françaises. L'absence de réglementation en matière nucléaire en France institutionnalise de fait le dialogue technique entre experts : aucun critère réglementaire sur la distance par exemple ne limite l'implantation d'une installation nucléaire sur un site, alors qu'aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, de la philosophie de la sûreté découlent des règles strictes, traduites sous la forme de zones d'exclusion et de zones d'évacuation dont l'étendue varie en fonction de la puissance de la machine et de la densité de la population autour du site. En France, on peut juger au cas par cas et faire «le meilleur usage possible de la distance comme facteur de sécurité».

Dans le type de discussions entre spécialistes prôné en France, tout le monde parle la même langue : les différents acteurs ont été formés dans le même moule, dans les mêmes grandes écoles, partagent des valeurs communes. Nous ne voulons pas dire pour autant qu'ils sacrifient pour cela la sécurité sur l'autel de la déesse énergie atomique, car un même but peut être atteint de manières différentes, et des divergences importantes existent entre les différents acteurs. Il est vrai cependant que tous les protagonistes de ce dialogue sont persuadés que l'énergie atomique est la source d'énergie de l'avenir, que l'intérêt national (militaire et industriel) passe par le succès du nucléaire, quand ils ne partagent pas pour certains une vision messianique de cette source d'énergie sensée libérer l'humanité des servitudes imposées par des ressources énergétiques limitées. D'autre part, nous avons montré l'émergence d'un nouveau corps de spécialistes à l'intérieur du CEA, qui tout en étant d'ardents défenseurs du développement du programme atomique, tentent de démontrer qu'il est de l'intérêt général de faire progresser la sûreté. Ce que nous voulons plutôt mettre en avant, c'est que dans le cas français, l'institutionnalisation première de la sûreté a lieu au sein d'un organisme à vocation scientifique et technique : l'examen de la sûreté est l'œuvre une commission qui réunit les plus hautes compétences du CEA en la personne des chefs des grandes directions du Commissariat. Les demandeurs d'autorisation peuvent venir plaider leur cause devant cette commission, en défendant leurs arguments techniques. Ce dialogue est facilité car que ce soient les hommes du CEA (scientifiques, ingénieurs), les gens d'EDF chargés des réacteurs nucléaires, ou plus tard les responsables des ministères, tous sont ingénieurs, physiciens, ayant reçu une formation scientifique ou technique, et partagent une même confiance dans la «rationalité technique», qui ne peut être que seul juge réellement objectif. Et de fait, ce sont eux qui ont le pouvoir de décision, et personne ne vient pour l'instant le leur contester : il leur apparaît bien normal que les critères de jugement soient basés sur la compétence qu'ils ont acquise, et l'on peut même dire, la compétence technique, plus même que scientifique, car la sûreté est avant tout une question technique ou technologique. 470

Les hommes de la sûreté sont certes pour la plupart polytechniciens, mais ce ne sont pas des gens issus des grands corps de l'Etat, Corps des Mines ou des Ponts, dont parle Suleiman 471 dans son ouvrage consacré aux élites françaises. L'auteur montre que les ingénieurs issus de ces grands corps sont plus des hommes politiques que des techniciens, et dans leur bouche l'argument de «compétence» est évoqué comme justificatif de la position privilégiée qu'ils occupent dans des postes de direction, alors que ce type de postes implique plus des qualités de généraliste que de spécialiste. Cette analyse n'est pas applicable aux spécialistes de la sûreté : Jean Bourgeois, comme ses successeurs est de formation très technique (Supélec), de Vathaire vient du Génie maritime. Ils ont conçu, construit, fait fonctionner des piles atomiques. La sûreté au sein du CEA est aux mains de réels techniciens et on a pu montrer quelle était la teneur des discussions lors des séances de la commission. De ce point de vue, l'argument de la compétence n'est pas qu'un style de rhétorique pour exclure les non spécialistes.

C'est une école de pensée créée sous Jean Bourgeois qui va dominer la sûreté des installations nucléaires en France pendant des décennies. Cette conception, à travers des modifications certaines, conservera comme principe la nécessité du dialogue, parfois rude, entre techniciens des différentes parties présentes dans la prise en compte de la sûreté : l'exploitant, l'expert de sûreté et l'autorité qui va se mettre sur pied.

Notes
465.

J. Bourgeois, «Quelques remarques sur la sécurité des réacteurs», Energie Nucléaire, vol. 6 N°8, décembre 1964, pp. 494-499, p. 499

466.

Ibid.

467.

Ibid. (Souligné par nous).

468.

Archives CEA, Fonds Haut-commissaire, F1 08 21. Note du chef du GTSP,(Millot) s/c de Monsieur le chef du DEP au Haut commissaire du CEA, en date du 11/10/66: il s'agit du compte rendu de la mission effectuée, du 18 au 21 septembre 1966, à Risley, dans le cadre de la collaboration CEA-UKAEA, par Monsieur Lang, chef de la SCCA, CEN Saclay, par Monsieur Blanchard, SCCA, CEN Grenoble, et par Monsieur J. P.Millot, DEP GTSP/CEN Cadarache.

469.

J. Bourgeois, D. Costes, C. Henri, G. Lamiral, Ch. Segot, «Problèmes de sûreté des réacteurs de puissance à uranium naturel modérés au graphite et refroidis au gaz», BIST, CEA, N°63, Juillet 1962, pp. 9-24, p. 10.

470.

Nous retrouverons cette insistance sur l'aspect «compétence technique» avec encore plus de force dans la bouche des gens de la sûreté, certes face aux opposants dénigrés parce qu'ils ne savent pas de quoi ils parlent, mais aussi quand d'éminents scientifiques viendront plus tard rejoindre le camp des opposants au nucléaire, mettant en avant leur compétence de physiciens pour donner du crédit à leur opposition. Parmi une multitude de remarques de ce genre, nous pouvons citer François Cogné, grand responsable français de la sûreté, opposé à la tentative de création au début des années 80 d'un organisme réglementaire international sous le patronage de hauts scientifiques : «Vouloir rassembler des scientifiques de haut niveau, présupposés indépendants pour traiter du domaine éminemment technique, en fait surtout technologique, qu'est la sûreté, me paraît relever de la confusion; vouloir faire légiférer ces mêmes hauts scientifiques sur la philosophie de la sûreté en même temps que sur les ATWS (transitoires sans chute de barres), problème éminemment technique et qui dépend de chaque système concret réalisé, relève de l'utopie.» F. Cogné, «Evolution de la sûreté nucléaire», Revue Générale Nucléaire, 1984, N°1, pp. 18-32, p. 28.

471.

Suleiman, Ezra, Les élites en France. Grands corps et grandes écoles, Paris, Seuil, 1979.