8.2. La réorganisation du CEA, 1969-1972. La création du Département de Sûreté Nucléaire

8.2.1. La réorganisation du CEA : André Giraud Administrateur Général

En juin 1969, conformément à la volonté de Pompidou, le CEA passe sous la même tutelle qu’EDF, celle du Ministère du développement industriel et scientifique dont François-Xavier Ortoli prend le portefeuille. A l'origine en 1945, l'Administrateur Général du CEA portait le titre de «Délégué du Gouvernement», c'est-à-dire que ses directives provenaient directement du Chef de l'Etat qui était à l'époque Président du Gouvernement Provisoire, puis Président du Conseil, puis Premier ministre. Le chef du gouvernement confia rapidement la tutelle du CEA à un secrétaire d'Etat ou à un ministre Délégué. Avant la réforme de 1969, le CEA dépendait ainsi du Ministre Délégué auprès du Premier ministre, chargé de la recherche scientifique et des questions atomiques et spatiales. En 1969, le ministre de tutelle du CEA cesse de porter le titre de Ministre Délégué auprès du premier ministre pour devenir un ministre comme les autres. Robert Hirsh, envoyé à la Présidence de Gaz de France, est remplacé au poste d'Administrateur Général par André Giraud.

Polytechnicien du Corps des Mines, André Giraud 492 a débuté dans le domaine pétrolier. Il est considéré comme l'un des artisans du succès du programme nucléaire français.

Résumant la situation du Commissariat lors de son arrivée à la tête du CEA en 1970, André Giraud témoigne du climat de champ de bataille : “la capacité thermonucléaire avait été acquise en 1968, la première centrale française à uranium enrichi venait d’être commandée quelques jours avant ma nomination. Le CEA avait-il achevé son parcours utile et devait-il désormais, tant bien que mal, organiser sa récession et disparaître ? Beaucoup le croyaient, à l’EDF, dans l’industrie et dans beaucoup d’administrations de l’Etat. La presse le publiait. Les tutelles s’enhardissaient. Elles avaient obtenu un décret statutaire plus restrictif pour l’établissement et une minable satisfaction : l’administrateur général restait bien “délégué”, mais ne l’était plus “du gouvernement”…” 493 Afin d’éviter les conflits entre les deux organismes, une commission dite “Cristofini” du nom de son président est chargée par le gouvernement de réviser l’ordonnance du 19 octobre 1945 qui avait institué le CEA. La réorganisation du CEA est officialisée par la promulgation d’un décret du 29 septembre 1970 qui abroge l’alinéa de l’article premier de l’ordonnance de 1945 qui précisait que “le CEA réalise à l’échelle industrielle les dispositifs générateurs d’énergie d’origine nucléaire.” Mais le CEA conserve ses prérogatives en matière de sûreté, comme le précise son article deuxième : “Le Commissariat à l’Energie Atomique exerce, en vue de l’utilisation de l’énergie nucléaire dans les domaines de la science, de l’industrie et de la défense, conformément aux directives du Gouvernement précisées par un comité de l’énergie atomique, les missions suivantes. Il poursuit les recherches scientifiques et techniques nécessaires; Il propose les mesures propres à assurer la protection des personnes et des biens contre les effets de l’énergie atomique et contribue à leur mise en œuvre.” 494

André Giraud réorganise le CEA en séparant nettement les aspects scientifiques des aspects techniques pour permettre “le passage à l’industrie des activités du CEA devenues rentables”. 495 Giraud va ainsi se consacrer à la mise au point de ce qu’on appelle “le cycle du combustible”, confié en 1976 à la Compagnie Générale des Matières Nucléaires (COGEMA), filiale du CEA, qui extrait, fabrique et retraite le combustible nucléaire. Estimant que le CEA n’a pas à faire le métier d’EDF, Giraud explique en 1985 comment il avait conçu le développement des relations du CEA avec l’EDF en matière de centrale : “Du côté civil il était clair qu’aucune politique nucléaire ne pouvait réussir si l’EDF et le CEA ne s’entendaient pas et le rétablissement de cette entente… devint un objectif prioritaire.” 496 La collaboration avec EDF avait déjà été entamée par le prédécesseur de Giraud, Robert Hirsh qui avait signé en mars 1968 avec Marcel Boiteux un protocole CEA-EDF, permettant notamment l’échange d’agents entre les deux organismes. Mais ces échanges resteront en fait limités à de hauts cadres.

La réorganisation va souvent être vécue de façon brutale par les personnels du CEA, cadres compris, comme l’indique un témoin : “Giraud est arrivé en 70 et a dit : «Ce CEA, il y a des cloisonnements, des féodalités, on ne peut pas diriger». Il y avait eu le rapport Cristofini qui avait eu lieu un an avant. «Le CEA est ingérable, on nous dit cela, il n'y a qu'à bouger les gens ! « Il fallait bouger les gens avec l'idée que de nouveaux liens s'établiraient, avec de nouvelles personnes et que les anciens liens permettraient aux gens de coopérer entre les différentes structures. Donc le monsieur qui était à Grenoble on l'envoyait à Paris, celui de Paris on l'envoyait à Cadarache et ainsi de suite. Volontairement. Et même parfois arbitrairement. Alors Horowitz, qui était le grand homme des piles, à cause des problèmes avec EDF, on l'a envoyé dans la physique fondamentale ! Horowitz, ça lui a fait un choc, bon.” 497

Les années 1970-1971 marquent effectivement la réorganisation des structures internes du CEA, mais le Commissariat ne sera pas démembré comme l’hypothèse avait été un moment envisagée. Le Conseil interministériel du 13 novembre 1969, outre l'annonce de l'abandon de l'UNGG, décide de réorganiser les missions du CEA, et notamment de diminuer ses effectifs de près de 2600 par an, ce qui suscite des grèves parmi le personnel du CEA. Après l'annonce du rejet du graphite-gaz, les cinq principales organisations syndicales du CEA se rassemblent pour dénoncer les licenciements, l'introduction des réacteurs à eau légère, l'abandon de leurs compétences techniques et l'incohérence de la politique de recherche nucléaire. Le 10 octobre 1969, 800 employés manifestent à Marcoule. La déclaration de Boiteux à Saint-Laurent entraîne de nouvelles grèves au CEA : cinq employés entament une grève de la faim contre l'abandon du graphite-gaz mais aussi pour de meilleures relations entre les employés et leur hiérarchie, contre les licenciements. Les grèves vont aller en s'intensifiant. A la mi-novembre, entre 4000 et 6000 manifestants marchent place des Invalides. 498

La réorganisation aboutit à répartir les tâches du CEA en sept grandes missions (matières premières, applications militaires, recherche fondamentale, protection et sûreté nucléaire, applications industrielles nucléaires, coopération industrielle non nucléaire, programmes d’intérêt général), chacune d’entre elles étant placée sous la responsabilité d’un Délégué. A côté de ces sept «missions», le CEA comprend désormais des services centraux administratifs et des services centraux techniques, des unités opérationnelles au nombre de 18, et des centres d'études nucléaires. 499

Notes
492.

Né en 1925 à Bordeaux, André Giraud intègre l’Ecole polytechnique en 1944. Il en sort major, puis passe par l’Ecole des mines de Paris et l’Ecole nationale supérieure du pétrole et des moteurs. Entré en 1949 au ministère de l’industrie, la première partie de sa carrière se déroule dans le domaine pétrolier, à l’Institut Français du Pétrole puis à la Direction des Carburants. Après un passage en 1969 comme chef de cabinet d’Olivier Guichard nommé à l’Education nationale, il est nommé Administrateur Général du CEA en octobre 1970. Ses bonnes relations avec Marcel Boiteux faciliteront grandement l’arrêt de la bataille des filières entre les deux organismes. Il sera nommé ministre de l’industrie en 1978, année du second choc pétrolier. Ecarté par l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, il retrouve un poste de ministre de la Défense de 1986 à 1988. André Giraud décède en 1997.

493.

Témoignage d’André Giraud, Energie Nucléaire magazine, N°12, septembre-octobre 1985, p. 13.

494.

Décret n°70-878 du 29 septembre 1970 (J.O. du 1-10-70, p. 9116)

495.

Bourgeois, Jean, “La sûreté nucléaire”, in L’aventure de l’atome, P.-M. de la Gorce (ed.), tome 2, Flammarion, 1992, p. 286.

496.

Témoignage d’André Giraud, Ibid., p. 13.

497.

Entretien d’un ancien du CEA avec l’auteur.

498.

Cf. Hecht, Gabrielle, op. cit., p. 296.

499.

Voir dans les annexes l'organigramme du CEA pour 1972.