8.4. Les Pouvoirs Publics : La création du Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires (SCSIN)

8.4.1. Les motifs de la création du Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires

Un décret en date du 13 mars 1973 instaure un nouveau responsable en matière de sûreté, le Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires (SCSIN). De nombreuses raisons semblent avoir motivé la mise en place par les pouvoirs publics 513 d'un échelon administratif responsable en matière de sûreté nucléaire.

Quelques mois après sa nomination, le premier chef de cette administration expose 514 les motifs des réformes qui ont conduit à la création du Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires. Jean Servant répond tout d'abord à une série d'interrogations soulevées par la presse et l'opinion. Il ne s'agissait pas d'améliorer la sûreté, argument invoqué, car la France n'avait à déplorer aucun incident sérieux. Il ne s'agissait pas non plus de désarmer certains mouvements de contestation ou d'opposition à l'énergie nucléaire dont «l'action pourrait utilement contribuer à maintenir la vigilance des responsables, s'ils étaient tentés de la relâcher», car jusque-là la contestation n'a pas pris en France «l'ampleur et le caractère irraisonné et paralysant qu'on lui connaît ailleurs, aux Etats-Unis par exemple.» Il ne s'agissait pas non plus, affirme le chef du nouveau service, contrairement à ce qui avait pu être écrit par les journalistes, de rechercher une plus grande fiabilité des installations nucléaires et ainsi d'éviter des coupures de courant, car la sécurité de la production et de la distribution d'électricité d'une part, et la sûreté nucléaire sont choses distinctes. La responsabilité du service ne concerne que le deuxième point, le premier étant du ressort d'EDF, qui n'a d'ailleurs pas failli en quoi que ce soit à sa mission.

Les véritables motifs sont ailleurs. Le premier chef du nouveau service invoque en premier lieu le développement considérable en volume et l'accélération dans le temps du programme français d'équipement en centrales nucléaires de production d'électricité. Si l'on prévoyait en novembre 1970 quelques 8 000 MWe pour les cinq années à venir, la Commission PEON prévoit en mars 1973 13 000 MWe pour la même période, soit deux nouvelles centrales de 1 000 MWe par an. A cela s'ajoute la stratégie de diversification des techniques de production adoptée par le gouvernement, ce qui nécessite l'examen avant autorisation de projets différents et mettant en œuvre des techniques nouvelles.

Le second et principal motif avancé par le chef du Service pour justifier les réformes est la nécessité d'une «meilleure définition des rôles respectifs du Commissariat à l'Energie Atomique et du Ministère dont il relève» : «Le CEA, comme on sait, s'est résolument engagé dans l'amélioration des techniques de production d'électricité d'origine nucléaire et la mise au point de techniques nouvelles qui peuvent être concurrentes de celles dont dispose actuellement l'industrie. Le Commissariat ne peut donc être, en même temps, l'organisme de contrôle qui juge de la sûreté des différentes techniques, autorise l'emploi de l'une, refuse ou restreint l'emploi d'une autre. Il ne peut, comme on l'a dit, être «juge et partie». « 515

La mise en place d'un service administratif investi de fonctions de contrôle et d’inspection en lieu et place du CEA ne répond pas seulement à la volonté d'empêcher que les unités du CEA qui n’ont pas accepté le passage à la technologie américaine n'utilisent les questions de sûreté pour prendre leur revanche contre la filière à l'eau légère. Au-delà de ce relent de guerre des filières et de rancœur due à l'abandon de l'UNGG, le CEA n'est pas neutre : au travers du Groupe-CEA, il a des visées industrielles propres, concurrentes de celles de Framatome, détenteur de la licence de Westinghouse. Et dans cette compétition, les autres groupes industriels pouvaient craindre que la sûreté soit un argument aux mains du CEA pour faire valoir ses intérêts. D'ailleurs Framatome prend prétexte de cette absence de neutralité du CEA pour refuser de communiquer ses codes de calcul au groupe ad-hoc d'experts chargés de l'examen de la sûreté, auquel participe le CEA, argumentant qu'il ne souhaite pas ainsi éclairer un concurrent potentiel. 516

En effet, alors que leurs deux systèmes (BWR et PWR i.e. réacteurs à eau bouillante et à eau pressurisée) sont en concurrence, la CGE et Framatome demandent à ne plus être soumis à la volonté du CEA pour chaque problème de sûreté. Désirant ne plus avoir à soumettre leurs projets au CEA, ils exercent une pression pour la mise sur pied d'un service administratif au sein du Ministère de l’Industrie, distinct du CEA. Ils reçoivent le soutien de hauts dirigeants du CEA tels l’Administrateur Général André Giraud, futur ministre de l’industrie en avril 1978 dans le gouvernement de Raymond Barre. Nous évoquerons plus loin la stratégie adoptée par le CEA face à cette offensive de l'industrie et aux interrogations de l'opinion, pour conserver au CEA ses compétences en matière de sûreté tout en donnant des gages à l'opinion que les pouvoirs publics exercent un contrôle véritable.

Ces réformes étaient d’autant plus importantes aux yeux de l'industrie que ces sociétés avaient des ambitions, qui vont aller croissant avec l'adoption du programme Messmer de 1974, lançant une production de masse de réacteurs électronucléaires, avec des perspectives supplémentaires pour les marchés à l’exportation. Du point de vue des constructeurs, ces plans ne devaient pas être entravés par des exigences de sûreté trop contraignantes, rendant les réacteurs trop chers de façon injustifiée.

Or si jusque-là le nucléaire, avec EDF et le CEA, était sous la responsabilité d’organismes étatiques, «cousins» en quelque sorte de l’Administration, avec l’eau légère, une partie de la souveraineté en matière nucléaire passe dans la sphère de l'industrie privée, qui plus est sous licence étrangère.

Les installations nucléaires qui n’appartenaient pas au CEA se multipliant avec le lancement par Electricité de France d'un vaste programme de construction de centrales nucléaires, il devenait délicat pour le ministère de l'industrie de demander à un établissement public d’en contrôler un autre, ce qui militait dans le sens de la création d'un service des pouvoirs publics autonome. D'autant que les centrales à eau légère posaient des problèmes importants, et tout à fait nouveaux, comme la tenue de vastes enceintes sous pression, qui plus est soumises à l’irradiation.

Or parallèlement aux pressions de la CGE et de Framatome sur le gouvernement pour encourager le développement d’une industrie nucléaire, apparaissait en France une opposition à l’énergie nucléaire dans l’opinion. Le début des années soixante-dix voit la naissance d'une nouvelle exigence de préservation de l’environnement, marquée par la création en 1971 d'un ministère du même nom. Selon l'un des successeurs de Jean Servant, «cette exigence fut renforcée par la prise en compte de certains accidents comme l’explosion de la raffinerie de Feyzin en 1967. L’Etat fut donc amené à durcir le contrôle sur les “établissements classés” et il aurait été difficilement explicable que, dans le même temps, il continue à ne pas s’occuper directement des installations nucléaires, réputées plus dangereuses.» 517 Cependant, en mars 1973, le mouvement de protestation antinucléaire avait en France une importance encore limitée, insuffisante pour motiver à lui seul la création d'une nouvelle structure administrative.

Notes
513.

Il est bien difficile de démêler ces différentes raisons, d'autant plus que par exemple, la première expression publique régulière du futur service n'apparaît sous la forme d'un bulletin d'information qu'en 1978. Le premier rapport d'activité du SCSIN rendu public est celui de 1986.

514.

Servant, Jean, «La sûreté nucléaire au Ministère du Développement industriel et scientifique», Revue française de l'énergie, n°254, juin 1973. Tiré à part, 6p.

515.

Ibid., p. 4.

516.

Mentionné lors de la réunion EDF-CEA «Article 2» du 12 juin 1972. Archives CEA, Fonds du Haut-Commissaire, M6-06-47.

Les réunions «article 1» et «article 2» furent instaurées par un protocole CEA-EDF d'avril 1967 envoyé par le Ministre chargé de la recherche scientifique et des questions atomiques et spatiale à l'Administrateur Général du CEA et par le Ministre de l'industrie au Président d'EDF, afin d'obliger les deux établissements publics à conjuguer leurs actions. L'article 1 du protocole instituait des réunions mensuelles entre le Directeur Général d'EDF et l'Administrateur Général du CEA pour examiner les problèmes posés par l'étude et la réalisation des centrales électro-nucléaires. L'article 2 précisait que ces réunions étaient précédées par celles d'un Comité réunissant pour le CEA, le Directeur des Piles Atomiques, le Directeur chargé de la Politique industrielle, le Directeur des Productions, et pour EDF, le Directeur de l'Equipement, le Directeur des Etudes et Recherches, le Directeur de la Production et du Transport.

517.

Philippe Saint-Raymond, “L’autorité de sûreté : la construction d’un système de contrôle», Contrôle, n°125, novembre 1998, pp. 8-12, p. 9. En 1998, Philippe Saint-Raymond est directeur adjoint de la Direction de la Sûreté des Installations Nucléaires. Il semblerait que l'explosion de Feyzin à laquelle il est fait allusion corresponde en réalité à l'incendie de décembre 1965.