8.5.1. La stratégie du CEA

La montée des organismes de sûreté de l'Administration, liée à la sensibilisation de l'opinion et au développement du programme électronucléaire, attise les craintes du CEA d’être totalement dépossédé de ses activités en matière de sûreté. Le CEA va adopter une stratégie habile pour conserver ses prérogatives en matière de sûreté, tout en donnant satisfaction aux industriels du nucléaire, à EDF, à l'opinion et aux services administratifs chargés du contrôle, sur la base d'un argumentaire imparable.

A partir de 1972, André Giraud va activement militer auprès du ministère de l'industrie et du service des Mines - Giraud appartient lui-même au Corps des Mines - pour conserver au CEA les compétences en matière de sûreté, conscient qu'il lui faut très vite aller de l'avant. André Giraud craignait en effet qu'en ne prenant pas l'initiative de créer lui-même une structure à l'intérieur du CEA, la tendance ait été, au nom du principe selon lequel il ne faut pas mélanger concepteurs et contrôleurs, de retirer complètement au CEA toute activité dans le domaine de la sûreté pour les confier à un autre organisme.

André Giraud s'est ainsi débrouillé pour faire un pare-feu, en proposant la création d'un organisme réglementaire - qui ne pouvait donc être que du ressort du gouvernement - mais faisant en sorte que les gens qui s'occupent des études de sûreté pour le compte de l'administration restent de vrais scientifiques, de vrais techniciens; cela signifiait qu'ils restent en lien avec la réalité des problèmes techniques et donc avec les autres spécialistes de l'énergie nucléaire, c'est-à-dire au sein du CEA. Cette solution présente l'avantage de pouvoir afficher la séparation entre techniciens des deux domaines, tout en conservant en permanence des passerelles entre les uns et les autres pour que l'expérience technique se maintienne chez ceux qui auront à exercer le contrôle.

Cet argumentaire pouvait être partagé par EDF qui craignait également cette «tendance naturelle» consistant à «déconnecter totalement les organismes de sûreté des équipes en prise avec les problèmes techniques». Pour le producteur d'électricité, une telle situation pouvait en effet comporter le risque d’une évolution vers des prescriptions «de moins en moins réalistes» et aboutir à une situation à laquelle il avait déjà été confronté après la catastrophe de Malpasset, où - selon EDF - les experts, écrasés sous les responsabilités qu’on voulait leur faire prendre, avaient accumulé les conditions à remplir pour retarder indéfiniment leur accord. 530

En juillet 1972, lors d'une réunion EDF-CEA, Giraud propose que soit institué par le ministère un «Bureau de Sûreté Nucléaire» qui regrouperait les gens compétents du CEA qui y seraient détachés : «Ce bureau recevrait les instructions de l’administration mais serait greffé sur la logistique CEA et pourrait ainsi bénéficier de toute l’infrastructure lourde qui existe au CEA et qu’il serait extrêmement coûteux de reconstituer en dehors de lui. Ce serait là une solution de type administratif, mais qui garantirait vis-à-vis de l’extérieur, l’indépendance des agents des équipes de sûreté par rapport aux autres équipes du Commissariat.“ 531

Si cette solution n’avait pas été retenue sous le vocable «Bureau de Sûreté», ce sont bien ces principes qui furent à la base de la création quelques mois plus tard du Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires. Le SCSIN s’appuie sur l'expertise technique du Département de Sûreté Nucléaire (DSN) du CEA.

Face à l'opposition persistante réclamant une séparation plus nette du contrôle par rapport à la promotion des applications de l'énergie atomique, les mêmes principes définis par Giraud vont être repris quelques années plus tard en 1976 lors de la mise sur pied de l’Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire.

Ayant vécu le démantèlement de l'AEC américaine, Giraud pourra constater quelques années plus tard le bien fondé de sa politique : “L’étranger - et en particulier l’Amérique - ayant toujours raison, des voix s’élevaient pour que soit créé, entièrement distinct du CEA, un service administratif chargé d’étudier les dossiers de sûreté et de préparer les décisions du Gouvernement. Nous fîmes valoir qu’un tel service ne pourrait pas, en fait, coupé de la recherche, maintenir le niveau technique suffisant, et nous fûmes écoutés. Un échelon administratif minimum fut certes créé, mais le travail de fait fut conservé au niveau de l’IPSN.” 532

Notes
530.

Cf. la déclaration du représentant d'EDF lors de la réunion EDF-CEA «article 2» du 12 juin 1972. Archives CEA, Fonds Haut-Commissaire, M6-06-47.

531.

Réunion EDF-CEA «article 1» du 4 juillet 1972. Archives CEA, Fonds du Haut-Commissaire, M6-06-47.

532.

Témoignage d'André Giraud dans Energie Nucléaire Magazine, N°12, Sept.-Oct. 1985, p. 15.