9.1.1. Le concept de centrale de référence : assurer les conditions d'un transfert de technologie optimum

Si dans les grandes lignes, le fonctionnement des réacteurs à eau légère est connu, il s'agit pour les ingénieurs français de comprendre dans le détail les principes de conception retenus par les ingénieurs américains pour ces machines qu'ils importent. En effet, les principes de base de ces réacteurs diffèrent sensiblement des réacteurs à uranium naturel graphite gaz développés jusque-là.

Les réacteurs nucléaires de la filière dite à “eau légère”, LWR 545 , par opposition à “eau lourde”, ont été tout d’abord développés aux Etats-Unis. Deux grandes firmes se partagent l’essentiel du marché. Westinghouse d’une part, qui a acquis une grosse expérience grâce au développement pour le programme militaire naval américain de réacteurs à “eau pressurisée” utilisés dans la propulsion de sous-marins. Westinghouse a construit en 1957 le premier réacteur nucléaire civil pour la centrale de Shippingport (90 MWe), sous l'impulsion de l'amiral Rickover. L'autre grande firme est General Electric qui a développé des réacteurs dans la variante à “eau bouillante” et construit la première grande centrale nucléaire financée par des fonds privés, Dresden I (200 MWe), en 1959.

Le nom de la filière provient du fait que l’eau ordinaire est utilisée comme modérateur et comme fluide caloporteur. L’eau ordinaire étant forte absorbeuse de neutrons, son utilisation comme modérateur impose un combustible à uranium enrichi, c’est-à-dire un uranium où on a fait passer à près de 3% la proportion de l’isotope 235 de l’uranium alors qu'il n’en contient naturellement qu’environ 0,7% pour près de 99% d’uranium 238. L’eau est par ailleurs un bon ralentisseur de neutrons du fait de la présence de noyaux d’hydrogène ce qui autorise une faible quantité de modérateur par rapport au combustible et permet la réalisation de réacteurs de faible dimension. 546

Pour atteindre des températures de l’ordre de 300° en sortie du cœur tout en restant liquide afin d’assurer un bon ralentissement des neutrons, l’eau du circuit primaire - dans les réacteurs PWR - est maintenue sous forte pression. Elle cède sa chaleur dans des échangeurs, les générateurs de vapeur, qui font frontière avec le circuit secondaire : cette vapeur est alors utilisée pour l’entraînement du groupe turboalternateur. Dans les réacteurs à eau bouillante le principe est plus simple puisque l’eau est portée à ébullition au moment de la traversée du cœur, et cette vapeur produite dans le cœur est envoyée directement à la turbine, sans qu’il soit nécessaire de disposer d’un échangeur de chaleur.

Schéma d'une centrale PWR. Source : EDF, Direction de l'Equipement, Eléments de sûreté et de radioprotection des centrales nucléaires de 1300 mégawatts, p. 2.
Schéma d'une centrale PWR. Source : EDF, Direction de l'Equipement, Eléments de sûreté et de radioprotection des centrales nucléaires de 1300 mégawatts, p. 2.

Dans cet apprentissage de la technologie des réacteurs à eau légère, EDF s'appuie sur le concept dit de «centrale de référence», adopté pour suppléer à son manque de connaissances en profondeur de ce type de réacteurs. Le concept de centrale de référence marque une étape fondamentale dans l'opération de transfert de technologie depuis les Etats-Unis vers la France. En effet, si Westinghouse qui est le développeur de la filière à eau pressurisée a vendu sa licence à Framatome, la licence de Westinghouse s'arrête à la chaudière nucléaire elle-même et ne prend pas en compte l'architecture d'ensemble de la centrale, c'est-à-dire comment sont agencés la salle de commande, le groupe turboalternateur, le bâtiment électrique. Sur le plan de la sûreté, la licence ne donne pas, par exemple, les détails de conception de l'enceinte de confinement, ni la réalisation précise des systèmes de sûreté, des systèmes d'injection de sécurité en particulier; elle donne des critères, mais ne donne pas le mode de réalisation. Or aux Etats-Unis à la fin des années soixante ce sont des architectes industriels qui ont pris la responsabilité du développement de ces différents aspects qui ne font pas partie de la licence. Le choix d'EDF a donc été de se mettre d'accord avec les Américains, le constructeur de la chaudière (Westinghouse), un architecte industriel et un exploitant nucléaire américains, en prenant pour référence une centrale donnée. Cela présente l'énorme avantage d'avoir une expérience d'exploitation, le décalage dans le temps entre la centrale EDF et sa référence devant permettre de porter remède aux éventuelles déficiences constatées en fonctionnement.

De nombreux déplacements Outre-Atlantique permettent aux ingénieurs d'EDF de constater que dans ces années-là, deux concepts sont développés pour ces systèmes de sûreté, un concept qui est mis en œuvre à Beaver Valley et dans un certain nombre d'autres centrales ayant soit le même client soit le même architecte industriel, et un autre concept qui est développé par un autre architecte industriel, North-East Utilities, dans les centrales de Nouvelle-Angleterre. Les choix faits par les deux architectes industriels s'avèrent équivalents, et pour Fessenheim c'est la centrale de Beaver Valley qui est choisie comme référence. EDF prend comme consultant l'architecte industriel et l'électricien de la centrale tandis que Framatome, lui, s'adosse à Westinghouse, l'idée étant que chaque fois qu'un problème de compréhension ou d'interprétation apparaît, les ingénieurs français peuvent poser la question à leurs correspondants américains. Cela nécessite donc que l'installation soit pratiquement une copie de l'installation américaine correspondante.

Une centrale nucléaire met en œuvre de nombreuses compétences, qui expliquent l'ampleur de la tâche d'apprentissage, mais qui permettent de préciser également quel est le champ de l'expertise du fonctionnement d'une centrale nucléaire.

La réalisation d'une centrale nucléaire nécessite la collaboration de compétences différentes, de techniciens généralistes et de spécialistes. A la base, il faut des spécialistes de la fission du noyau, des physiciens des réacteurs qui connaissent la dynamique de la réaction en chaîne, les moyens de la contrôler. Il faut également des spécialistes des combustibles nucléaires. Ces combustibles sont insérés dans des matériaux, parfois particuliers au domaine nucléaire comme le zirconium des gaines. L'ensemble est rassemblé à l'intérieur d'une cuve en acier, disposée à l'intérieur d'une enceinte de béton. Il faut donc des spécialistes de ces différents matériaux, et en particulier des chimistes spécialistes des problèmes de corrosion, inévitables à cause de la présence de l'eau. Mais il faut aussi des spécialistes des aciers soumis à (et donc fragilisés par) l'irradiation des neutrons, ce qui concerne en tout premier lieu la cuve. Outre ces différentes spécialités, l'objectif de la réaction est d'extraire de la chaleur, et pour maîtriser les risques, il faut faire en sorte d'éviter qu'il y ait des déséquilibres entre la puissance produite et la puissance extraite, ce qui réclame l'intervention de spécialistes de thermodynamique (écoulement de l'eau, ébullition de l'eau etc.) C'est tout cet ensemble de compétences qu'il est nécessaire de rassembler et de coordonner au niveau de la conception.

Notes
545.

LWR est l’acronyme américain de la filière des Light Water Reactors, filière qui comprend la variante à “eau pressurisée” ou PWR (Pressurized Water Reactors) et la variante à “eau bouillante” ou BWR (Boiling Water Reactors).

546.

Cette compacité a même été un atout pour cette filière : outre la puissance industrielle de Westinghouse et de General Electric et la taille colossale de leur marché, à quoi s’ajoutent l’expérience de ces compagnies acquise grâce à l’énorme programme militaire américain de construction de près de 200 sous-marins nucléaires, Pierre Bacher ajoute un troisième élément : “Cela paraît un peu trivial, mais c'est un aspect visuel : les réacteurs sont petits, comparés aux réacteurs à graphite-gaz. Ils sont petits parce que l'utilisation d'uranium enrichi permet effectivement d'avoir un système beaucoup plus compact. Et moi je me souviens des années 65 à 70… où on discutait en France : faut-il poursuivre sur le graphite-gaz ou adopter les réacteurs à eau américains, et j'ai vu toute une série de présentations, faites par les uns ou par les autres, qui comparaient simplement l'image du réacteur graphite-gaz, l'image du réacteur à eau pressurisée, l'image du réacteur à eau bouillante. Et, à voir l'image comme ça… la conclusion très qualitative bien sûr, mais beaucoup plus sentimentale que basée sur des études d'ingénieur, les réacteurs à eau légère sont dix fois moins gros que les réacteurs à uranium naturel graphite gaz, ils seront forcément moins chers. Et comme à la même époque, Westinghouse et General Electric annonçaient des coûts défiant toute concurrence, EDF a franchi le pas.” (Entretien avec Pierre Bacher)