9.1.3. Non seulement traduire, mais aussi interpréter

Chef du projet Fessenheim et grande figure du nucléaire en France, Pierre Bacher 550 explique que les ingénieurs de la Direction de l'Equipement ont dû réaliser tout un travail d'acquisition des connaissances pour comprendre intimement les phénomènes en jeu dans ces réacteurs.

L'exemple des coefficients de température - un principe utilisé dans la conception des réacteurs à eau pour assurer une sécurité intrinsèque de la maîtrise de la réaction en chaîne - illustre ce travail d'acquisition. 551 Un coefficient négatif de température pour le modérateur implique que si la température de l'eau augmente, la réactivité du réacteur diminue, ce qui est un effet stabilisateur. En cas de défaut de refroidissement, la réaction neutronique aurait ainsi tendance à se stabiliser et non à s'emballer. Ce problème des coefficients de température est particulièrement important pour les réacteurs à eau légère. En effet, dans le cas des réacteurs à modérateur solide et à refroidissement par gaz, la température du modérateur variait très lentement au cours des transitoires grâce à une très grande inertie thermique. Les exploitants pouvaient ainsi s'autoriser des coefficients de température positifs 552 - ce qui avait été beaucoup étudié au CEA. Ce n'est plus le cas dans un réacteur à eau légère, où il y a très peu d'eau par rapport à l'uranium : le rapport des volumes est de 2,7 et comme la densité de l'uranium est de 10 et celle de l'eau 0.7, il y a 5 ou 6 fois plus d'uranium en masse qu'il n'y a d'eau. Il n'y a donc pratiquement pas d'inertie thermique 553 , ce qui signifie qu'il faut avoir une parfaite maîtrise de ces coefficients de température. Or le coefficient de température - qui doit rester négatif - n'est pas une simple donnée naturelle. Les ingénieurs doivent jouer sur un certain nombre de facteurs pour qu'il le reste.

Dès ce niveau qui peut paraître déjà très spécialisé, intervient une composante «système» des études de conception pour la maîtrise d'un tel coefficient. Toute la passion du technicien se retrouve dans l'explication qu'en donne Pierre Bacher : «[Le coefficient de température du modérateur] est influencé par un certain nombre de paramètres, en particulier le rapport de modération - quantité d'eau sur quantité d'uranium - on ne peut pas faire n'importe quoi; il est influencé par la concentration en bore - dans les réacteurs à eau sous pression, un des moyens de contrôler la réaction, c'est l'injection d'acide borique dans l'eau, car le bore est un poison très puissant. La concentration en bore est importante en début de cycle de fonctionnement parce que vous avez de l'uranium enrichi et pratiquement pas de produits de fission (puisque vous êtes en début de cycle); puis la réactivité du combustible a tendance à diminuer au fur et à mesure qu'on brûle de l'uranium et qu'on produit des produits de fission et à ce moment-là on diminue la concentration en acide borique, de façon à ce que en fin de cycle pratiquement il n'y en a plus. Si la concentration en bore est trop importante en début de cycle, le coefficient de température devient très négatif554. Il y a donc une limite en concentration en bore. Une limite en concentration en bore, cela veut dire qu'il y a aussi une limite sur l'enrichissement de l'uranium que l'on peut admettre, parce que plus il y a d'uranium 235, plus il faut mettre de bore. Le coefficient de température dépend également de la quantité de plutonium présent. Quand vous avez un combustible uranium, le plutonium se forme au fur et à mesure qu'on brûle de l'uranium 235 et qu'on absorbe des neutrons dans l'uranium 238, ce qui fait qu'en fin de cycle, il y a «pas mal» de plutonium. Et le plutonium tend à donner un coefficient de température positif, parce qu'il y a une résonance à 0,3 eV qui est juste un peu plus forte que l'énergie moyenne des neutrons dans les réacteurs à neutrons thermiques, et si la température augmente, c'est-à-dire si le spectre en énergie des neutrons se déplace un peu vers le haut, on rentre dans cette résonance du plutonium 239; comme c'est un noyau très fissile on augmente la réactivité. En fin de vie, on tend à avoir un coefficient de température positif. Comme on n'a pas suffisamment d'inertie thermique, on limite également le burnup555 de combustion […].Il y a donc un certain nombre de paramètres qui agissent sur ces coefficients de température : le bore, l'enrichissement en uranium, l'enrichissement en plutonium, et la durée de vie, ces paramètres n'étant pas indépendants les uns des autres. C'est tout cet aspect «système» qui doit faire l'objet d'études au niveau de la conception, et puis en cours de vie du réacteur chaque fois qu'on va modifier quelque chose, en particulier le taux de combustion, ou le recyclage du plutonium qui n'était pas prévu au départ. Il faut alors refaire toutes les études système pour s'assurer qu'on est toujours dans les bonnes plages de coefficient de température : pas trop négatif au départ, encore négatif à l'arrivée, par exemple.» 556

Pour l'essentiel, le travail d'importation des concepts de sûreté américains a consisté à transposer un certain nombre de règles, à les adapter à la situation française, que ce soit du côté d'EDF, du côté de l'expertise au Département de Sûreté Nucléaire du CEA, ou de l'administration. Mais l'importation ne se résume pas à un simple travail de traduction de l'Américain en Français. Tout un travail d'application reste à faire, et dans ce travail d'application réside une marge d'interprétation.

En effet, il est bon d'insister ici sur ce fait que les gens de la sûreté répètent souvent, la sûreté nucléaire, comme toute discipline scientifique, n'est jamais un système binaire, un système tranché. Il y a toujours toute une marge d'interprétation, et c'est l'expérience et un certain recul qui permettent de bien peser jusqu'où il faut aller dans les mesures que l'on adopte. Aller un peu plus loin que le strict nécessaire peut avoir dans certains cas des effets contre-productifs. Poursuivons avec M. Bacher l'exemple du coefficient de température négatif du modérateur, principe connu dans ses grandes lignes depuis longtemps par les ingénieurs, mais dont l'expérience allait préciser les marges d'utilisation :

«On a identifié une famille d'incidents, la rupture de la tuyauterie qui amène l'eau aux générateurs de vapeurs côté secondaire, et également d'ailleurs une rupture de tuyauterie vapeur, qui amène une brusque augmentation de débit dans le générateur de vapeur donc une augmentation du refroidissement de l'eau du circuit primaire et un sous-refroidissement à l'entrée du réacteur. Si le produit de ce sous-refroidissement par le coefficient de température négatif est très important, vous risquez un accident grave. En gros, on arrive dans les réacteurs à eau en début de cycle à un coefficient de température de -40 pcm/°C; si vous avez un sous-refroidissement de 15°C, ça vous fait 600 pcm. 600 pcm c'est l'ordre de grandeur des neutrons retardés. Vous pouvez par un sous-refroidissement et un coefficient de température trop négatif devenir prompt-critique sur ce type d'accident, ce qui est totalement inacceptable. D'une part on veut avoir un coefficient de température négatif parce que c'est un effet stabilisateur, mais on ne le veut pas trop négatif, parce que s'il est trop négatif, pour une certaine catégorie d'accidents, on peut avoir la catastrophe. On connaît bien le principe, mais le nombre d'analyses que j'ai vues qui oubliaient qu'un coefficient de température trop négatif pouvait avoir des conséquences catastrophiques… Cela, on l'apprend avec le temps.» 557

On peut dire avec Pierre Bacher qu'il aura fallu une dizaine d'années aux ingénieurs français pour passer du stade des compétences de base à une véritable connaissance des problèmes pointus des réacteurs à eau sous pression, entre le moment où ils ont strictement copié une centrale américaine, et le moment où ils ont estimé qu'ils étaient prêts pour se passer de la licence. C'est en 1982 que l'accord entre Framatome et Westinghouse sera transformé en accord de coopération, ce qui signifie d'ailleurs que même après 1982 la coopération continuera.

Preuve de la nouveauté que constitue l'adoption des réacteurs à eau pressurisée, il faudra pas moins d'une quarantaine de réunions du Groupe Permanent, chacune de ces réunions étant précédée de réunions préparatoires avec le soutien technique du SCSIN (le DSN du CEA), pour examiner les problèmes de sûreté avant le démarrage de Fessenheim 1. C'est dire que les débats ont été nombreux et que l'accord entre experts de l'administration et experts d'EDF sur les solutions retenues n'a pas été obtenu immédiatement.

Notes
550.

La carrière de Pierre Bacher, entièrement consacrée à l'énergie nucléaire, incarne l'histoire du développement de l'énergie nucléaire en France. Aussitôt après la sortie de l'Ecole polytechnique en 1955, Pierre Bacher entre au Commissariat à l'Energie Atomique au Service de Physique Mathématique. Il travaille sur la filière uranium naturel-graphite-gaz jusqu'en 1968 (réacteurs G2, G3 de Marcoule, Chinon 1, 2, 3, Saint-Laurent 1 et 2, Bugey 1), d'abord en physique des réacteurs, ensuite comme responsable de projets en relation avec EDF. Il entre en 1968 à EDF, en principe pour apporter son expérience en neutronique des réacteurs à uranium-graphite-gaz à EDF, qui voulait continuer d'en faire son programme commencé en 1957. Après l'abandon de la filière quelques mois plus tard il se reconvertit dans la filière à eau pressurisée. De 1968 à 1976 il occupe successivement les postes de chef des Services d'Etude de la Région d'Equipement Clamart, de chef de projet «Fessenheim» et de directeur-adjoint de cette même Région d'Equipement. Pendant toute cette période il a été directement responsable des centrales nucléaires de Tihange, de Fessenheim (900 MWe), puis du premier réacteur de la série suivante, celui de Paluel (1300 MWe). Il prendra en 1976 la suite de Denis Gaussot à la direction du SEPTEN. Il dirigera ce service pendant six ans, avant de retrouver la Direction de l'Equipement proprement dite comme Directeur technique, Directeur adjoint, puis comme Directeur délégué.

551.

D'après un entretien avec Pierre Bacher.

552.

Cf. Tanguy, P., Bacher, P., «Progrès dans les réacteurs nucléaires à uranium naturel et graphite», Energie Nucléaire, Vol. 3, N°2, mars-avril 1961, pp. 176-185.

553.

Cette remarque est vraie pour le cœur en cas d’arrêt des pompes primaires, mais dans tous les autres cas, pour l’inertie il faut prendre en compte l’eau de l’ensemble du circuit primaire, c'est-à-dire près de 300 tonnes d’eau pour environ 70 tonnes d’uranium.

554.

Nous verrons plus loin que le coefficient ne doit pas devenir trop négatif.

555.

Le burn-up de combustion représente l'irradiation possible du combustible nucléaire. Il est mesuré en MW-jours par tonne d'uranium.

556.

Entretien avec Pierre Bacher.

557.

Ibid.