9.2.2. Pour le CEA : l'heure américaine

Les hommes de la sûreté au CEA ne sont donc pas pris complètement au dépourvu lorsqu'ils doivent s'aligner derrière les pratiques américaines. En effet, le concept de centrale de référence avait une contrepartie : EDF comme Framatome eurent obligation de se conformer à toutes les règles de sûreté, présentes et à venir 561 , applicables à la centrale de référence. Le respect de cette conformité aux règles américaines n'était pas une mince sujétion, car les critères de sûreté ont fortement évolué aux Etats-Unis entre la date de commande de Fessenheim en 1970 et sa mise en service en 1977. Mais cela signifiait, pour le CEA également, l'adoption des pratiques américaines. Pour l'analyse de la sûreté, les décisions réglementaires devaient être dans la mesure du possible identiques à leurs correspondantes américaines, afin que soient automatiquement répercutées pour les centrales françaises toutes les décisions de l’USAEC relatives aux centrales américaines de référence.

Le coup est rude pour les spécialistes de sûreté du CEA, car cela signifie l'abandon de la méthode française dite «des barrières» développée jusque-là. Mais Bourgeois reconnaît que la référence aux règles américaines «se justifie largement par l’importance des données techniques de sûreté qui existent aux Etats-Unis et par l’ampleur de l’expérience acquise par l’USAEC dans ce domaine.» 562 C'est pourquoi l'analyse de la sûreté des premières centrales PWR d'EDF (Fessenheim, Bugey, Tricastin, Gravelines et Dampierre) a consisté en partie à faire l’inventaire des règles américaines (critères, normes et standards, guides de sûreté) qui étaient applicables aux centrales de référence et à vérifier qu’elles avaient été effectivement appliquées.

Un certain nombre d'adaptations ont néanmoins été nécessaires, pour différentes raisons : d'une part, nous l'avons vu, la référence américaine ne porte que sur la chaudière, or l'examen de la sûreté doit évaluer l'ensemble de la centrale. De plus, la construction d’une centrale donnée sur un site particulier pose des problèmes spécifiques qui doivent faire l’objet d’un examen au cas par cas. Enfin, l'existence d'une législation française en matière de récipients sous pression oblige à des adaptations des prescriptions américaines. C'est pourquoi le service d'analyse du CEA a procédé à une évaluation indépendante de la totalité des centrales d'EDF, avec sa méthode propre.

Cette double analyse ne comporte pas que des inconvénients, plaide Jean Bourgeois lors du symposium de l'AIEA de Jülich en 1973 : “L’analyse de la sûreté des réacteurs à eau nous permet de comparer les conclusions tirées de la méthode américaine à celles que fournit la méthode française. C’est une expérience intéressante car l’aboutissement des deux types d’analyse doit être le même, à quelques exceptions près, justifiées par les différences dues aux circonstances locales (séismicité, nature du terrain, etc.).[…] Cet exercice amène également à préciser à quel niveau doit pouvoir se situer l’établissement d’une réglementation technique générale capable, pour le moment, de s’insérer dans un cadre international. Une harmonisation plus profonde pourra être obtenue ultérieurement par un travail constant et concerté mais il nous semble que la méthode prudente et progressive que nous préconisons a un caractère réellement réaliste.” 563

Le CEA n'est pas prêt à abandonner sa méthode d'analyse, mais cela ne s'explique pas seulement par des raisons d'amour propre. En effet, le type d'analyse détermine les points à étudier, jusqu'où il faut aller dans la prise en compte des risques, quels sont les moyens à employer, les solutions acceptables. Le choix de telle ou telle méthode d'analyse de la sûreté induit la façon de raisonner, le type de questions posées, qui correspondent à tout un contexte industriel, juridique, administratif, réglementaire. Or le contexte américain n'est pas celui de la France. Qui décide de la méthode d'analyse impose son modèle aux autres. Le contexte industriel et administratif dans lequel évoluent les pays importateurs étant différent, ils doivent tenter de compenser leur retard, et dans les faits il sont forcés de suivre ce qui se fait dans le pays qui édicte les normes. La soumission provenant de l'obligation de suivre les pratiques américaines est accentuée par le fait que ces règles sont en évolution permanente. Par ailleurs, on n'a pas nécessairement envie en France ou dans les autres pays d'imiter les Etats-Unis quand ils renforcent ces règles pour des motifs jugés non de sûreté mais politiques, fonction de leur contexte propre. C'est pourquoi, tout en adoptant par obligation la méthode américaine, les hommes du CEA la comparent à la leur, qu'ils entendent imposer pour l'autre filière qu'ils développent en parallèle, celle des réacteurs à neutrons rapides. 564

Notes
561.

D'après Tanguy, P., «L'impact du transfert des règles et pratiques de sûreté dans le domaine nucléaire», Revue Générale Nucléaire, 1986, N°1, pp. 62-64.

562.

Bourgeois, J., “L'analyse de sûreté des réacteurs de puissance en France. Principes généraux et applications pratiques”, Symposium sur les principes et les règles de sûreté des réacteurs, Jülich, 5-9 février 1973, IAEA,SM-169/16, pp. 147-168. C'est lors de ce symposium que Bourgeois présente pour la première fois une version achevée de sa méthode des barrières.

563.

Ibid., p. 155.

564.

Voir plus loin, dans le chapitre consacré aux études de sûreté, le paragraphe sur les réacteurs à neutrons rapides.