9.3.1. Une question taboue : la fusion du cœur

Au milieu des années soixante, deux problèmes particulièrement essentiels pour la sûreté des réacteurs à eau vont pousser dans le sens de l'établissement d'une réglementation plus détaillée en matière de critères de conception pour les réacteurs aux Etats-Unis : le problème de l'intégrité de la cuve, c'est-à-dire la possibilité pour celle-ci de se rompre lors d'un accident, et celui de la fusion du cœur. Ces deux sujets seront considérés comme tabous pour les industriels, aussi bien aux Etats-Unis qu'en France. Nous traiterons plus loin la question de la possibilité de la rupture de la cuve. Disons simplement pour le moment que c'est à partir de 1965 qu'on s'interroge sur la possibilité pour cet élément essentiel pour la sûreté 565 de se rompre sous l'effet d'une fragilisation du métal. Cette rupture était considérée jusque-là comme «incredible».

Alors que le débat sur l'intégrité de la cuve fait rage entre les spécialistes va s'ajouter à partir du milieu des années soixante une seconde controverse, cette fois à propos de la possibilité de fusion du cœur. En juin 1966 566 , lors d'une réunion sur la réévaluation du rapport WASH 740 de 1957, deux spécialistes américains de la sûreté, Beck et Wensh, présentent des calculs montrant que la fusion du cœur d'un réacteur de 3200 Wth aurait pour conséquence non seulement de rompre la cuve mais également de rompre l'enceinte de confinement. Le cœur continuerait alors de fondre en s'enfonçant dans la terre jusqu'à ce qu'assez de chaleur ait été dissipée. Il pourrait ainsi se retrouver à l'opposé du globe des Etats-Unis, en Chine, ce qui donna naissance au terme de «syndrome chinois» pour la fusion du cœur.

Jusque-là le bâtiment de confinement était considéré comme une barrière indépendante capable de limiter les rejets radioactifs à l'extérieur même en cas de fusion du cœur, du moins en l'absence de gros missiles pouvant résulter de la rupture brutale de la cuve. On estimait qu'en cas de fusion du cœur à travers la cuve, le bâtiment en béton, recouvert d'une couche d'eau, pourrait rester suffisamment froid et demeurer intact grâce aux dispositifs de sûreté présents à cet effet. Or, en juin 1966, des experts mettaient en évidence un lien entre la fusion du cœur et la perte du confinement ultime.

Cela allait entraîner un changement profond dans l'esprit des membres du groupe consultatif d'expert (ACRS) et de certains membres de la partie «réglementaire» de l'AEC. Mais ce changement ne se traduira pas dans la réglementation étant donné l'opposition de l'AEC 567 et des milieux industriels, très soucieux de ne pas rallonger les délais d'engagement des centrales. Les industriels, la partie «développement» de l'AEC et même les commissaires de l'AEC, s'opposeront à ce que le processus réglementaire considère les accidents impliquant la fusion du cœur. La question de la fusion du cœur restera une question «tabou» dans le milieu nucléaire, bien que ces accidents fassent partie des cas étudiés par les spécialistes de la sûreté.

Pour les experts, il s'agissait désormais de se pencher plus précisément sur les causes pouvant provoquer la fusion du cœur, et en particulier sur l'accident de perte de réfrigérant primaire (LOCA, Loss Of Coolant Accident).

Notes
565.

La cuve est une partie de la deuxième barrière entre les produits de fission et l'atmosphère.

566.

Okrent David, Nuclear Reactor Safety. On the History of the Regulatory Process, The University of Wisconsin Press, Madison, 1981, p. 101.

567.

La partialité de l'AEC, la prédominance qu'elle accorde à la promotion de l'énergie nucléaire sur les aspects de sûreté a été montrée par de nombreux auteurs, en particulier Daniel Ford, Meltdown. The secret Papers of the Atomic Energy Commission, Simon & Schuster, New York, 1982.