9.3.2. La controverse sur l'ECCS

Certes, pour les experts de l'AEC et de l'ACRS, les chances qu'un accident de fusion du cœur entraîne la perte du confinement sont minimes. Mais un tel scénario serait néanmoins possible au cas où les dispositifs de refroidissement de secours ou ECCS (Emergency Core Cooling System) ne seraient pas efficaces. La question de l'ECCS va être fortement controversée tout au long des années soixante-dix, entre experts de sûreté de l'AEC d'abord, avant que le débat ne déborde le cercle limité des experts en 1970, notamment avec l'intervention des scientifiques de l'UCS (Union of Concerned Scientists). Ces scientifiques pour la plupart extérieurs au monde nucléaire vont rendre la controverse publique en utilisant des rapports internes de l'AEC et grâce à l'aide de l'expertise du professeur de physique du MIT Henry Kendall.

En octobre 1966, l’AEC met sur pied un groupe de travail (task force) pour étudier la fiabilité de l'ECCS. Composé de six représentants de l’industrie nucléaire et de cinq laboratoires de recherche, le groupe de travail remet son rapport 568 au début de l’année 1968. Jusque-là, les réacteurs étaient conçus en supposant que les systèmes de refroidissement de secours fonctionneraient en cas de besoin. Le confinement était donc conçu pour résister à tout accroissement de pression dû à la vapeur d’eau qui résulterait d’une rupture de canalisation, mais à condition que le système de refroidissement de secours fonctionne effectivement. Le groupe d’études analysa différents cas en faisant l’hypothèse que l’ECCS ne fonctionne pas correctement. Il montra que cela pouvait provoquer la fusion de larges parties du cœur et qu’on ne pouvait assurer que le confinement resterait intact si tout ou partie du cœur venait à fondre. Cette conclusion allait imposer un changement de philosophie de la sûreté à l'AEC : jusque-là, l'AEC considérait l'enceinte comme une barrière ultime, indépendante, contre le rejet de radioactivité dans l'atmosphère. Il était maintenant visible que dans certaines circonstances, cette barrière pouvait céder. La clé pour la protection du public était d'empêcher les accidents sévères qui menacent le confinement, et cela dépendait fortement de l'efficacité de l'ECCS.

Si certains voient dans cette étude un grand bouleversement dans le champ de la sûreté nucléaire 569 conduisant à l’amélioration des systèmes de refroidissement de secours (plus grande capacité, alimentation électrique sécurisée, meilleure instrumentation), d’autres sont plus critiques 570 . Les experts de l'ACRS de leur côté 571 marquent leur accord avec la conclusion du rapport en faveur de l’amélioration de l’intégrité du système primaire et de la conception de systèmes de refroidissement de secours efficaces. Mais ils constatent que le rapport n’a fourni aucune réponse à la question du traitement des effets d’une fusion du cœur ou à la prévention de ces fusions de cœur, et n’a pas défini de programme de recherche sur ces questions.

Des recherches sont par contre lancées sur l’efficacité des systèmes de secours. C’est dans ce cadre que des expériences à échelle réduite sont effectuées sur une installation censée modéliser le comportement d’un réacteur à eau pressurisée ayant perdu son réfrigérant. Les résultats de ces essais provoquent la consternation parmi les membres de l'AEC car ils s'avèrent complètement différents de ce qu’avaient prévu les simulations sur ordinateur. Lors des essais menés au National Reactor Testing Station (NRTS) d'Arco dans l'Idaho pendant l'hiver 1970-71, l’eau de refroidissement envoyée en secours par l'ECCS ne put jamais atteindre le cœur, 90% de cette eau avait fui par la même brèche qui avait provoqué le LOCA. Même s’il s’avérera plus tard que l’installation expérimentale ne pouvait pas simuler correctement le comportement réel d’un réacteur, la différence entre les calculs et l’expérience à échelle réduite renforce les doutes plus qu’elle ne les dissipe. Elle montre en effet qu’il peut y avoir des erreurs dans les modèles de calcul utilisés par l'AEC pour les accidents de perte de réfrigérant primaire. C’est pourquoi l’AEC décide en 1971 de modifier ses critères en spécifiant de façon plus détaillée les hypothèses à retenir pour ce type d’analyse, sous la forme de critères provisoires, les “Interim Acceptance Criteria”.

La publication de ces critères en juin 1971 ne met pas fin à la controverse, au contraire. Des scientifiques de l'UCS organisent une mission aux laboratoires de l'Idaho et d'Oak Ridge et établissent des contacts avec les scientifiques mécontents de la façon dont les questions de sûreté sont traitées. En janvier 1972, l'UCS publie des articles dans la presse, critiquant la validité des critères de l'AEC. C’est pourquoi la Commission décide de tenir un débat public sur les critères d’acceptation de l’ECCS, dont les conclusions auront force de loi (“rule-making hearing”). Les auditions se déroulent entre janvier 1972 et juillet 1973. A cette occasion, le témoignage d'un expert des assemblages combustibles d'Oak Ridge est dévastateur. 572 Philip Rittenhouse 573 explique que de nombreux spécialistes restent dubitatifs quant à l'efficacité des systèmes ECCS, et il fournit même une liste de 30 scientifiques d'Oak Ridge, du NRTS d'Idaho et de l'AEC centrale qui ont des doutes. Les auditions de 1972 et 1973 aboutissent à un document de plus de 22 000 pages. Le gouvernement publie en décembre 1973 une version révisée de son “Emergency Core Cooling System Interim Acceptance Criteria”, mais là encore le texte est critiqué, notamment par un groupe de travail formé de chercheurs de la Société Américaine de Physique. 574

Dans un rapport publié en 1975, cette association conclut entre autres à la difficulté d’une évaluation quantitative de tous les aspects de la sûreté des réacteurs sur la base des informations disponibles à ce jour. Elle estime que le consensus sur l’efficacité des ECCS ne pourrait être obtenu qu’à partir de recherches approfondies pendant plusieurs années, et dont les résultats soient publiés et évalués par la communauté technique. Les études de sûreté sur l'efficacité des ECCS posent en effet de redoutables questions de transfert de chaleur, d'écoulement en phase double (eau et vapeur). De plus, les chercheurs de l'ANS mettent en doute les essais pour tester l'efficacité de l'ECCS effectués sur l'installation LOFT, qui représente un réacteur réel à une échelle 1/60ème. C'est surtout la capacité d'extrapolation à une taille normale qui pose problème, d'autant que les programmes informatiques utilisés pour prédire le comportement des ECCS sur de gros réacteurs comportent de nombreux paramètres ajustables : même si ces programmes sur ordinateur parvenaient à modéliser les accidents simulés sur LOFT, ce qui est loin d'être le cas à leurs yeux, on ne serait jamais certain de savoir quelles valeurs de ces paramètres seraient adéquates pour les gros réacteurs.

La fin des années soixante et le début des années soixante-dix aux Etats-Unis sont donc marqués par de vifs débats d'experts sur des questions de sûreté épineuses. Outre la possibilité de la rupture de la cuve, la question du LOCA et de l'efficacité de l'ECCS, une autre question de sûreté, moins fortement controversée, mais très importante voit le jour au début des années 70, soulevée par l'ACRS. Ce n'est pas la question du refroidissement qui est cette fois en cause mais la possibilité d'arrêter la réaction en chaîne par chute des barres (SCRAM) lors d'un transitoire prévu. Le comité d'experts va mener la bataille sur la question de l'ATWS (Anticipated Transient Without Scram) lors de l'examen pour l'autorisation de la centrale General Electric de Newbold Island, en exigeant que des moyens de secours soient prévus pour faire face aux ATWS.

Ces débats d'experts se déroulent dans un contexte où l'opinion se montre de moins en moins favorable à l'énergie nucléaire. A partir de 1962, la contestation antinucléaire prend naissance, d’abord au niveau local. Elle se manifeste en premier à propos de la demande de construction de la centrale de Ravenswood, 1000 MWe, à proximité de la ville de New York. Il s'agit de l'une des plus puissantes centrales projetées à cette date qui devait de plus être implantée au voisinage d'une zone urbaine. L'opposition prend de l'ampleur à partir de 1963-64 avec le projet de construction de la centrale de Bodega Bay en Californie, dans une zone fortement sismique proche de la faille de San Andreas. L'opposition des populations jouera un grand rôle dans l'abandon des deux projets. Après cette opposition de caractère local, la contestation s'empare de questions techniques plus pointues : une première mise en cause globale de l'énergie nucléaire au cours des années soixante concerne la question de la pollution thermique provoquée par les centrales nucléaires, c'est-à-dire le réchauffement des eaux et ses conséquences sur l'environnement. Mais la question la plus controversée et qui suscite le plus d'inquiétudes dans le public est celle de la protection contre les radiations, mettant en cause les conséquences possibles du développement de l'énergie nucléaire, même hors accident : les effets des rejets radioactifs en fonctionnement normal des installations nucléaires menaceraient la vie de dizaines de milliers de personne chaque année, comme l'expliquent deux dissidents des laboratoires de Livermore devenus célèbres, Gofman and Tamplin. 575 La technicité des débats autour de l'énergie nucléaire monte encore d'un cran avec la question très technique de l'ECCS, plus spécifiquement de sûreté, d'autant que l'opposition peut s'appuyer sur les analyses de certains experts extérieurs à l'AEC mais aussi sur les débats internes à la communauté des experts nucléaires.

Notes
568.

US Atomic Energy Commission, “Emergency Core Cooling,” Report of an Advisory Task Force on Power Reactor Emergency Core Cooling, USAEC Report TID-24226, January 1968.

569.

Pershagen, Bengt, Light Water Reactor Safety, Pergamon Press, Oxford, 1989, p. 8. Bengt Pershagen est un ingénieur suédois qui a travaillé pour AB Atomenergi puis pour son successeur Studsvik AB. Il a notamment travaillé sur le réacteur bouillant de Markiven. Son livre est préfacé par le Directeur Général de l'AIEA, Sigvard Eklund.

570.

Cf notamment : Bupp, Irvin C., et Jean-Claude Derian, Light Water. How the Nuclear Dream Dissolved, Basic Books, New York, 1978. Ou : Ford, Daniel, Meltdown. The Secret Papers of the Atomic Energy Commission, Simon and Schuster, New York, 1986.

571.

Comme le relate quelques années après David Okrent qui en était alors le président. Okrent, op. cit., p. 169.

572.

Cf. Ford, Daniel, Meltdown. The Secret Papers of the Atomic Energy Commission, Simon and Schuster, New York, 1986.

573.

Rittenhouse développe un certain nombre d'arguments montrant l'influence d'une défaillance de barreau combustible sur l'efficacité des systèmes d'injection de secours dans la célèbre revue Nuclear Safety en 1971 : Rittenhouse, P. L., «Fuel-Rod Failure and Its Effects in Light-Water Reactor Accidents», Nuclear Safety, Vol. 2, N° 5, September-October 1971, pp. 487-495.

574.

American Physical Society, “Report to the APS by the Study Group on Light Water Reactor Safety”, Reviews of Modern Physics, Vol. 47, Suppl. N°1, 1975. Sur l’étude de l’APS, voir : Fred C. Finlayson, “A view from outside”, Bulletin of the Atomic Scientists, 31, n° 7, September,1975, pp. 20-25, et, Herbert J. C. Kouts, “The Future of Reactor Safety Research”, The Bulletin of the Atomic Scientists, 31, n°.7, September,1975, pp. 32-37.

575.

Cf. notamment Walker, Samuel J., «The Atomic Energy Commision and the Politics of Radiation Protection, 1967-1971», Isis, 1994, 85, pp. 57-78.