9.3.4. La question de l’intégrité de la cuve des réacteurs à eau sous pression. La qualité de la construction

Malgré le renforcement des normes, une question reste taboue : la rupture de la cuve. La cuve d'un réacteur est un immense récipient métallique d'une dizaine de mètres de hauteur, 3 à 4 mètres de diamètre, d'une vingtaine de centimètres d'épaisseur pesant plusieurs centaines de tonnes, qui contient le cœur du réacteur. Elle fait partie du circuit primaire dans lequel circule l'eau sous forte pression. Comme tous les récipients sous pression, une rupture est théoriquement possible en fonction de l'état du métal qui peut être fragilisé par différents phénomènes. Ce qui est nouveau et moins connu dans le cas de l'énergie nucléaire, c'est la fragilisation que peuvent induire les neutrons qui frappent la cuve.

La question des cuves sous pression s’avère particulièrement difficile pour les experts dans la mesure où les réacteurs ne disposent pas de moyens de protection contre les ruptures de cuve. Si cela devait se produire, il s'ensuivrait la fusion du cœur et la perte de l’intégrité du confinement, provoquant un rejet de radioactivité majeur. Exprimé différemment, les réacteurs ne sont pas dimensionnés pour faire face à la rupture brutale de la cuve. La plupart des experts considèrent en effet qu'étant donné les précautions prises en matière de construction, une rupture de la cuve est exclue.

L’intégrité de la cuve est une question essentielle de la sûreté nucléaire. En effet, une précaution prise dès le début des années cinquante aux Etats-Unis pour empêcher la dispersion dans l’atmosphère des produits de fission en cas d’accident avait été d’entourer le réacteur d’une large enceinte en béton, considérée comme ultime, censée contenir ces poisons. Or dès 1961, le principe selon lequel la rétention de ces produits serait en dernier lieu assurée par l’enceinte en cas de rupture de la cuve est mis en doute par certains experts américains. Ces derniers avancent que la rupture de la cuve pourrait conduire également à la rupture de l’enceinte de confinement, ce qui signifie que ces deux barrières, selon la terminologie française, sont loin d’être indépendantes.

Le comité d’experts sur la sûreté des réacteurs (ACRS) recommande ainsi à l’AEC le développement de codes et de normes pour la cuve sous pression et d’autres parties du circuit primaire, en mettant en particulier en avant la question de la fragilisation des cuves soumises à l’irradiation par les neutrons. Mais ce n’est qu’à partir de 1965 que cette question devient la cause d’un débat assez violent entre experts. Jusque-là, la rupture de cuve avait été considérée comme “incredible”. Or en 1964, un cas de rupture s’était effectivement produit sur un échangeur de chaleur à une température proche de la température de fragilisation, alors que des rapports d’experts britanniques publiés en 64 et 65 montraient la possibilité d’une rupture rapide des cuves en acier des réacteurs à des températures supérieures à la gamme des températures de fragilisation. Autrement dit, une rupture de cuve pourrait se produire dans des gammes de températures de fonctionnement, pour lesquelles ce type de défaillance était censé être exclu du fait de l’épaisseur des aciers.

La probabilité de ce type de rupture est certes supposée très faible, mais aucune statistique n’est disponible. C'est pourquoi d’âpres débats 582 opposent les experts en sûreté nucléaire américains sur la question du caractère croyable ou incroyable d’une défaillance de la cuve. Mais c’est du côté des représentants de l’industrie comme du côté de l’AEC que l’opposition à cette question est la plus ferme : les membres de la Commission comme les industriels veulent s’en tenir à la position adoptée jusque-là, considérant ce type de défaillance comme invraisemblable, estimant même que le comité d’experts tend à se transformer de plus en plus en une assemblée d'académiciens discutant de problèmes éthérés.

Au sein de l'ACRS, on se demande par exemple s’il n’est pas nécessaire de rajouter une enceinte supplémentaire pour protéger l’enceinte de confinement contre des missiles qui proviendraient de l’explosion de la cuve. Face aux réactions hostiles de la part de l'AEC et des industriels, l’ACRS doit réviser sa position : si l'on ne peut pas traiter les conséquences d'une rupture, il faut tout faire pour en prévenir les causes. L'ACRS va ainsi mettre l’accent sur les problèmes d’amélioration de la qualité de fabrication des cuves, des méthodes d’inspection et de surveillance au cours de l’exploitation. 583 En 1965, les Etats-Unis lancent un programme de recherche sur la question des seuils de fragilisation des aciers de grosse section («Heavy Section Steel Test Program»), qui durera presque dix ans. Les spécialistes français de sûreté affirment que ces recherches menées par le laboratoire d'Oak Ridge permettent de montrer qu'aux températures de travail considérées, les aciers épais des parois des cuves à pression sont très résistants et n'ont pas tendance à se fracturer rapidement. 584

Notes
582.

Okrent, David, Nuclear Reactor Safety. On the History of the Regulatory Process, The University of Wisconsin Press, Madison, 1981, pp. 85-102.

583.

L’ACRS recommande malgré tout en juin 1966 lors de l’examen de la centrale d’Indian Point 2 que des mesures de protection soient prises contre les forces mécaniques issues d’une rupture longitudinale de la cuve.

584.

Bourgeois et al., La sûreté nucléaire…, op. cit., p. 85.