9.3.4.2. L'assurance de la qualité et la mise à niveau de l'industrie française

De la même façon, quand la question de la résistance de la cuve des réacteurs à eau est posée en France au début de l’année 1971, la position retenue est d’apporter le maximum d’attention à la qualité de construction de la cuve plutôt que d’entourer celle-ci de blocs de béton. Puisqu’on est dans l’impossibilité de remédier à une telle rupture, il s’agit de prendre toutes les précautions possibles dans le contrôle de la qualité de fabrication des cuves. Dans ce domaine également, l'impulsion vient d'Outre-Atlantique.

Selon un ingénieur de la Direction de l'Equipement d'EDF, l'un des premiers en France à mettre l'accent, au nom de la sûreté, sur les questions de qualité des constructions est Pierre Tanguy, chef du DSN 588 . Lors d'une réunion en mai 1972 avec des représentants d'EDF, Tanguy commente un article de la revue Nuclear Safety 589 au sujet des nouvelles prescriptions d’inspection et de contrôle du code ASME, code de la Société Américaine des Ingénieurs Mécaniciens, référence incontournable en matière de normalisation. Cette nouvelle version du fameux code américain de construction des cuves sous pression - ASME Boiler and Pressure Vessel Code, Section III, Nuclear Power Plant Components - a été publiée à New York en 1971. «Le code ASME, explique Tanguy, couvre toutes les phases de la réalisation des cuves nucléaires : dessin, fabrication, matériaux, contrôles, épreuve, montage. Depuis 1968, l’ASME exige du constructeur la mise en œuvre d’un programme détaillé dit “assurance de qualité”, avant de délivrer son certificat. Cette exigence, qui constitue un changement important par rapport à la doctrine antérieure de l’ASME, a été jugée nécessaire pour garantir l’intégrité des cuves et autres composants essentiels à la sûreté des installations. Il faut rappeler ce qu’on entend aux USA par “assurance de qualité”. Il s’agit d’une part du contrôle de qualité proprement dit, comprenant l’examen des caractéristiques des matériaux et des composants, et la définition des critères d’acceptation, et d’autre part des procédures de mise en œuvre de ce contrôle : son organisation, qui est responsable à chaque stade, quels sont les documents fournis, qui vérifie que le contrôle a été effectué. C’est ce dernier aspect qui a été particulièrement développé dans les dernières révisions du code [ASME], de 1968 à 1971.» 590 En particulier, Tanguy note que le code ASME définit de manière détaillée les responsabilités respectives de chacun des protagonistes du nucléaire, l’exploitant, le constructeur, le monteur, l’ASME, et l’agence d’inspection. “Ce système, poursuit le responsable du Département de Sûreté Nucléaire du CEA, a été élaboré à la demande de l’USAEC pour maintenir une qualité de fabrication essentielle à la sûreté des réacteurs, ceci malgré l’expansion du programme nucléaire américain, la compétition économique, l’arrivée sur le marché de nouveaux fournisseurs. C’est parce que l’USAEC craignait ne plus pouvoir assurer la même surveillance qu’à l’époque où les Américains ne construisaient qu’une ou deux centrales nucléaires par an, qu’il a été jugé nécessaire de formaliser une procédure administrative très rigoureuse. Il ne faut pas oublier en outre que l’USAEC elle-même exerce un rôle de contrôle et d’inspection sur l’ensemble des composants de la centrale qui vient se superposer au système ASME.” 591

La description par Tanguy de la procédure de «quality assurance» suscite un vif intérêt parmi les participants à cette réunion et en particulier chez EDF. Dans les mois qui suivent, l'électricien met en place une organisation analogue pour ses propres services et ses fournisseurs. Les bases de cette nouvelle organisation de la qualité à EDF sont jetées par une note commune de la Direction de la Production et du Transport et de la Direction de l'Equipement du 21 juin 1973.

En France, la procédure d'assurance de la qualité représente une petite révolution dans le monde de l’industrie. La grande revue des milieux nucléaires français, la Revue Générale Nucléaire, bimestrielle publiée depuis février 1975, consacre deux numéros au cours de l'année 1976 à la question de la qualité. Dans un article du début 1976, des représentants de Framatome, EDF, Fives-Cail Babcock, GAAA, Franco-Belge de Fabrication de Combustibles, Intercontrôle, Technicatome et un expert métallurgiste du CEA témoignent de cette exigence nouvelle pour les industriels : “La situation française en matière d’assurance de la qualité des centrales nucléaires, à toutes les étapes de leur vie, est caractérisée par les efforts faits par tous ceux qui participent à la création, à la réalisation et à l’exploitation des centrales pour se plier aux exigences nouvelles de l’assurance de la qualité. Son apparition, encore récente, puis son développement, déjà spectaculaire, constituent une révolution dans les méthodes de travail et les façons de penser. Il reste encore un long chemin à parcourir…” 592 Derrière le consensus affiché par les auteurs, responsables de sociétés fournisseurs ou clientes, se dissimule le fait que l'industrie française n'avait pas acquis le niveau de qualité requis pour la production de matériel destiné à l'énergie nucléaire. Une anecdote en circulation dans le milieu nucléaire attribue au Directeur de l'Equipement d'EDF, Michel Hug, ce jugement selon lequel au moment du lancement du programme nucléaire, l'industrie française était incapable de réaliser une soudure de qualité nucléaire.

Depuis 1970, EDF avait mis au point un ensemble de règles de construction applicables aux composants des chaudières nucléaires à eau légère, rassemblées dans un document appelé “Cahier des Prescriptions de Fabrication et de Contrôle” (CPFC). Ces prescriptions fixaient un certain nombre de règles de caractère général, de limites à l'intérieur desquelles le constructeur était libre d'établir ses propres spécifications techniques. Celles-ci devaient être soumises à EDF pour examen afin de vérifier leur conformité aux prescriptions contractuelles. Bien que d'un caractère général, ces règles pouvaient s'avérer plus sévères que celles du code ASME, notamment en ce qui concerne la corrosion intergranulaire des revêtements en acier inoxydable. Ces exigences supplémentaires n'allaient pas faciliter la tâche du constructeur Framatome qui devait à la fois se soumettre de par la licence aux exigences américaines, à celles d'EDF, puis plus tard à celles de la réglementation de l'Administration française.

Avec le lancement du programme de construction de centrales de la filière à eau légère et l'exigence d'EDF de l'instauration d'une organisation de la qualité chez ses fournisseurs, les choses allaient encore se compliquer. Jusque-là, explique Lamiral, «pour les centrales thermiques conventionnelles les fournisseurs d’EDF étaient astreints au contrôle EDF mais ils n’étaient pas obligés d’avoir leurs propres services de contrôle; c’était à eux d’estimer les risques qu’ils prenaient en ne contrôlant pas leurs fabrications préalablement aux contrôles EDF. Pour les centrales nucléaires de la filière graphite-gaz la même méthode fut suivie, mais pour les composants les plus importants, EDF obligea ses fournisseurs à effectuer leurs propres contrôles; EDF imposa également tant à ses fournisseurs qu’à ses propres services une formalisation plus poussée des contrôles et la présentation de leurs résultats.» 593

Cette exigence de formalisation du contrôle de la qualité conduit EDF à rajouter en janvier 1974 une annexe intitulée “Organisation de la qualité” aux textes contractuels avec ses fournisseurs. Ce texte définit les obligations des fournisseurs en matière de qualité. L'organisation de la qualité doit être décrite de façon précise et détaillée dans des documents écrits. Ceux-ci doivent indiquer les effectifs, leur répartition, la liste des moyens dont ils disposent, les responsabilités de chacun, les modalités d'exercice du contrôle, l'ensemble des vérifications et contrôles mis en place. A ce contrôle interne, l'organisation de la qualité doit ajouter un «contrôle externe» : l'entreprise fournisseur doit disposer d'agents ayant l'indépendance, la compétence et l'autorité voulues pour assister la Direction dans sa tâche de contrôle.

Cette formalisation doit généraliser la préparation des actions et leur compte-rendu, au travers de documents écrits. Aux yeux de la Direction de l'Equipement, elle doit permettre à l'industrie française de parvenir à une qualité de fabrication industrielle à la hauteur de l'enjeu du programme nucléaire. Il ne s'agit pas de chercher la perfection, mais par l’organisation, d'arriver à «faire des choses exceptionnelles avec des moyens ordinaires.» 594 Pour le Directeur de l'Equipement d'EDF en effet, le but n'est pas de réaliser des prouesses techniques, mais d'associer compétence technique et organisation. Cela doit permettre de réaliser et d'exploiter «dans des conditions industrielles» des centrales nucléaires sûres et fiables. En introduction d'un numéro de la Revue Générale Nucléaire de l'été 1976 spécialement consacré à la qualité, Michel Hug explicite la politique industrielle d'EDF : «Dans des conditions industrielles, il est utile de le préciser, car l'utilisation de l'énergie nucléaire, si elle suscite des développements technologiques notables, ne fait pas pour autant appel à des techniques de pointe. Ni la sûreté, ni la fiabilité des installations ne reposent d'ailleurs sur la perfection de chaque composant pris isolément, ce qui serait illusoire. Elles résultent d'un agencement des parties constitutives qui permet, en ne se fondant que sur la qualité qu'on peut raisonnablement atteindre pour celles-ci dans une fabrication industrielle, d'obtenir un niveau élevé de qualité pour l'ensemble. L'organisation de la qualité proprement dite permet alors que cette qualité industriellement raisonnable, prise en compte au cours de l'examen de sûreté fait lors de l'instruction des demandes d'autorisation de création, soit effectivement obtenue et qu'on puisse en apporter la preuve.» 595

Parallèlement à la mise en œuvre d'une politique de qualité en matière de construction chez les fournisseurs et leur client EDF, les Pouvoirs publics vont à leur tour émettre un certain nombre de règles pour les composants des centrales nucléaires.

Notes
588.

Lamiral, G., op. cit., p. 303.

589.

Nuclear Safety, Vol. 13, N°2, March-April 1972, pp. 99-103.

590.

Pierre Tanguy, «Les prescriptions d'inspection et de contrôle du code ASME», in Georges Lamiral, op. cit., Tome 2, Annexe 36.

591.

Ibid.

592.

Cante, Feger, Genevray, Hennion, Moneyron, Monneyron, Normand, Rastoin, Silberstein, Vaujour, “L'assurance de la qualité”, Revue Générale Nucléaire, 1976, N°1 Janvier-Février, pp. 27-36.

593.

Lamiral, op. cit., p. 302.

594.

Selon une formule de Michel Hug lors d'un entretien.

595.

Hug, Michel, « Qualité et centrales nucléaires : introduction «, Revue Générale Nucléaire, 1976, N°4, Juillet-Août-Septembre, p. 296.