9.4.1. Les enjeux d'une réglementation

La situation des autorités réglementaires est délicate : du point de vue institutionnel d'abord. Le Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires, mis en place en 1973, ne dispose que d'un personnel numériquement peu important (conformément aux volontés de l'Administrateur Général du CEA André Giraud qui obtient des pouvoirs publics que l'essentiel des moyens techniques d'expertise soient conservés au CEA) et peu formé aux questions nucléaires. Il doit s'appuyer sur l'expertise technique des hommes du CEA, dont un certain nombre lui sont détachés momentanément. De plus, le SCSIN se trouve au sein du ministère de l'industrie, dont l'objectif est le bon déroulement du programme décidé par le gouvernement : sa tâche est donc de réglementer, sans entraver.

Cette double préoccupation est omniprésente chez les hommes de l'administration. Jean Servant, chef du SCSIN l'exprime à plusieurs reprises lors de colloques internationaux. En 1975, à propos de la difficulté d'élaborer une réglementation technique, il précise qu'une «telle tâche est rendue délicate par le caractère évolutif des techniques nucléaires et le souci qu'ont les pouvoirs publics, tout en assurant une sûreté convenable, de ne pas gêner cette évolution de façon inutile ou excessive.» 596 Deux ans plus tard, alors qu'un «effort important» est en cours en France pour développer la réglementation technique, il rappelle à nouveau l'état d'esprit de cette réglementation : «Cet effort est dicté à la fois par la conscience des risques potentiels de l'énergie nucléaire (qui oblige, par souci de prévention, à réglementer avant que l'expérience de construction et d'exploitation soit très développée) et par le désir de faciliter, autant que faire se peut, la tâche des constructeurs et exploitants en fixant, dans leurs grandes lignes, les «règles du jeu». A cet égard, comme je le disais en avril 1975, le développement de la réglementation technique générale répond à la multiplication d'installations de types semblables ou voisins et à la «standardisation» croissante des équipements.» 597

La réglementation n'est en effet pas seulement un problème technique. Sa mise en place est l'occasion de confronter des conceptions différentes sur la manière d'atteindre une bonne sûreté, mais elle est aussi le lieu d'expression et son résultat la consécration des rapports de force existant entre les différents acteurs du jeu nucléaire. D'ailleurs, même si tous les acteurs officiels œuvrent à la réussite de l'électronucléaire, les intérêts sont différents, voire divergents, par exemple entre EDF et ses constructeurs (dont le principal Framatome) sur les questions de qualité et donc de prix des commandes, entre l'administration et EDF, ou entre l'administration et ses experts. Or dans le contexte français, la concertation est la règle, le consensus - au moins de façade - est de mise. La méthode favorite d'élaboration des décisions est le groupe de travail rassemblant les différents protagonistes. Mais il est bien difficile d'avoir une idée claire des positions respectives des uns et des autres, puisque tout a lieu lors de ces «dialogues techniques», cette pratique que les Américains qualifient avec ironie de «french cooking» 598 . La synthèse de ces débats, lorsqu'elle apparaît dans des documents publics, est on ne peut plus consensuelle, tous les conflits sont effacés. C'est en particulier le cas des premiers articles de la Revue Générale Nucléaire consacrés à la sûreté nucléaire de 1976 599 . La lecture de ces seuls documents ne peut permettre de reconstituer les débats, dont d'autres sources montrent qu'ils ont parfois été particulièrement âpres. 600

Toute la difficulté de la réglementation réside dans l'art du bon compromis entre objectifs à atteindre et prescriptions du «comment faire». Ce sont deux exigences contradictoires, dont chacune présente des avantages et des inconvénients. Aux Etats-Unis, les autorités édictent un certain nombre de règles dont le respect par les constructeurs leur assure qu'ils obtiendront l'autorisation pour leur installation, ce qui justifie un grand nombre de règles, codes, normes qui dictent le comment faire, dans le détail. Cette façon de réglementer par de nombreuses prescriptions considérées à l'avance comme adéquates correspond à la demande des industriels eux-mêmes qui veulent s'assurer une certaine stabilité des règles. Dans le cas français c'est une condition pour bénéficier des facteurs d'échelle (pour Framatome) et de la standardisation par paliers (pour EDF), mais également pour disposer d'une référence qui leur permette de se prévaloir pour l'exportation de la caution de l'administration. Mais les avantages de cette méthode peuvent être contrebalancés par l'édition par l'administration de règles toujours plus précises, plus nombreuses et plus contraignantes. A l'inverse, avec la fixation d'objectifs généraux à atteindre mais qui ne garantissent pas aux constructeurs et exploitants l'obtention de l'autorisation, ceux-ci ont certes la liberté des moyens qu'ils souhaitent mettre en œuvre, mais ils peuvent toujours se voir notifier un refus d'autorisation par l'administration et des exigences non formulées officiellement mais plus draconiennes de fait, qui de plus peuvent évoluer dans le temps.

Notes
596.

Servant, Jean, «Pratique et évolution des procédures d'autorisation et de la réglementation nucléaire en France», in Nuclear Energy Maturity, Proceedings of the European Nuclear Conference, Paris, 21-25 avril 1975, vol. 10, p. 38.

597.

Servant, Jean, «Prescriptions réglementaires et pratique administrative en matière de sûreté des installations nucléaires», Conférence internationale sur l'énergie d'origine nucléaire et son cycle du combustible, Salzbourg, 2-13 mai 1977, Agence Internationale de l'Energie Atomique, IAEA-CN-36/228, p. 165.

598.

Selon l'expression recueillie lors d'un entretien avec l'un des successeurs de M. Servant.

599.

«Autorisation et normalisation des centrales nucléaires», RGN, 1976, N°1, pp. 19-26, signé de Banal, Faral, Gouzot (EDF), Cogné, Coulon (CEA), Loverdo (Framatome).

Ou : «L'assurance de la qualité», RGN, 1976, N°1, pp. 27-36, signé de Silberstein (Framatome), Faussat (CEA), Foure (Franco-Belge de Frabrication de Combustibles).

600.

Les procès verbaux de deux réunions du Conseil Supérieur de la Sûreté Nucléaire, tenues en 1974 et 1975 dont nous avons eu connaissance, montrent nettement les oppositions qui existent entre les différents protagonistes du champ nucléaire en France. A cette époque, les membres du Conseil Supérieur sont exclusivement choisis parmi les hauts dirigeants concernés. Les débats ont donc lieu entre gens partageant globalement les mêmes valeurs, ce qui autorise une grande franchise dans les débats.