9.4.3. L’arrêté du 26 février 1974

L'adoption des réacteurs à eau légère va renforcer le poids de l'administration des mines dans le contrôle de la sûreté. En effet, les cuves et plus généralement le circuit primaire des réacteurs à eau sont sous pression en fonctionnement normal et rentrent de ce fait dans le champ de compétences du Service des Mines. C'est ainsi qu'au début de l’année 1971 601 , le Service des mines (DITEM) entreprend la rédaction d’un règlement visant le circuit primaire des chaudières nucléaires à eau. Le circuit primaire d'un réacteur à eau sous pression comprend principalement la cuve, les canalisations qui amènent l'eau sous pression dans le cœur et l'en extraient, le pressuriseur, les pompes et les générateurs de vapeur.

Autour d’ingénieurs de la Direction des Mines, un groupe de travail composé d’experts d’EDF, du CEA, de Framatome et de la CGE 602 s'attelle à la rédaction de ce texte. Le groupe est animé par Yvon Bonnard, inspecteur général à EDF. Polytechnicien (X, 1930), ingénieur général du Génie Maritime, Yvon Bonnard avait acquis une réputation d'excellent métallurgiste 603 et il apportera une grande aide au chef du Service Central pour la mise au point de cette réglementation.

Lors des discussions avec le constructeur Framatome et l’exploitant EDF, discussions qui nécessitent une douzaine de séances plénières, les ingénieurs de la Direction des Mines se trouvent en position de médiateurs entre ces différentes parties. Conformément à la tradition française en matière de réglementation, l'Etat fixe des règles générales de sécurité, en particulier des obligations de résultat, mais non les règles de l'art laissées à la charge des constructeurs, concepteurs et exploitants. Pour les industriels, cela présente tout d'abord l'avantage d'éviter une trop grande rigidité si le besoin se fait sentir de modifier ces règlements, d'autant que l'expérience en matière de fonctionnement des réacteurs nucléaires est faible et qu'on ne tient pas à figer le progrès technique. C'est une préoccupation partagée par l'administration, qui veut ainsi encourager les industriels à innover dans les solutions qu'ils apportent. Eviter de codifier des règles de l'art sous la forme d'une réglementation trop détaillée est également une façon d'éviter de déresponsabiliser les constructeurs : aucune méthode n'est a priori satisfaisante.

Comme les autres règlements dont l'établissement est le fait de la puissance publique, l'arrêté sur le circuit primaire principal contient des prescriptions et un certain nombre de règles techniques jugées nécessaires à la protection des personnes et des biens. Mais ce ne sont pas des règles de construction qui, elles, sont laissées à la charge de différents organismes qui éditent des codes et des normes : organismes de normalisation groupés dans l'AFNOR, organismes de contrôle comme le Groupement des propriétaires d'appareils à pression et électriques (GAPAVE) ou le Bureau Véritas, organismes professionnels de constructeurs tels que le Syndicat national de la chaudronnerie (SNCT). Mais l'application des textes émis par ces organismes ne signifie pas qu'ils respectent le règlement. Le constructeur est responsable non seulement de la sûreté du matériel qu'il construit, mais aussi de l'application du règlement. L'intervention du Service des mines, qui en surveille l'application, ne diminue pas la responsabilité du constructeur.

Lors de la présentation d'une version presque achevée du futur arrêté lors du congrès de Jülich en février 1973, les auteurs du Service des Mines et du CEA justifient ce libéralisme traditionnel de l'administration française par les bons résultats obtenus jusque-là en matière de sûreté des appareils à pression : «Au début de ce siècle, le nombre des accidents en France était très réduit, alors que certaines grandes nations industrielles supportaient plusieurs explosions de chaudière par jour. Ce sont ces résultats qui ont conduit la puissance publique à laisser la plus grande initiative possible au constructeur.» 604 Cette philosophie diffère sensiblement des pratiques en vigueur à l'étranger, et notamment américaines et ne pouvait manquer de nécessiter cette explication des ingénieurs français chargés de l'élaboration de la réglementation devant leurs homologues étrangers.

Le texte issu des débats du groupe de travail est officialisé par l’Arrêté du 26 février 1974 relatif à l’application de la réglementation des appareils à pression aux chaudières nucléaires à eau.

Le problème de l’intégrité de la cuve nécessite de départager les responsabilités entre constructeur et exploitant en cas de défaillance, car dans le système réglementaire français, comme indiqué plus haut, si l’administration arrête un certain nombre de règles jugées indispensables mais non nécessairement suffisantes, exploitant et constructeur ne sont pas déchargés de leur responsabilité; le rôle de l’Administration se limite à la surveillance et l’application de la réglementation. C’est pourquoi une partie importante de l’arrêté du 26 février 1974 s’attache à préciser les responsabilités qui incombent à l’un et à l’autre. 605

Le constructeur français est laissé libre de ses choix mais il doit en justifier le bien-fondé devant l’Administration qui a fixé les objectifs à atteindre en matière de sûreté. Pour cela, le constructeur doit fournir à l’Administration des dossiers relatifs à la conception, aux matériaux employés pour la fabrication, à la fabrication proprement dite, aux organes de contrôle, de régulation et de sécurité et enfin un dossier relatif au contrôle de la fabrication. Avant la mise en service, les appareils sont soumis à une épreuve hydraulique en présence d’un représentant des Pouvoirs Publics. En possession de ces documents, l’administration peut apprécier la sûreté des dispositions prises par le constructeur auquel elle peut réclamer des compléments ou des précisions. C’est également le constructeur qui est tenu par l’administration comme responsable du dimensionnement de l’appareil; il doit pour cela faire une analyse complète de la résistance de l’appareil. L'article 7 du décret définit les diverses «situations» dans lesquelles l'appareil peut se trouver. Ces situations ont été regroupées en quatre catégories :

  1. 1°) les sollicitations statiques dont les valeurs ne peuvent être dépassées en fonctionnement normal;
  2. 2°) les sollicitations en fonctionnement normal (marche continue, transitoires, mais aussi surcharges occasionnées par les incidents courants)
  3. 3°) les sollicitations apparaissant dans des circonstances très peu fréquentes mais dont l'éventualité est prévisible. Enfin,
  4. 4°) les sollicitations correspondant à des circonstances accidentelles hautement improbables dont il convient cependant d'étudier les conséquences sur la sécurité de l'appareil.

Dans le cadre de l'analyse de la sécurité de son appareil, le constructeur devra montrer en particulier que l'appareil ne présente aucun risque de rupture brutale (Art. 9). Le constructeur devra estimer la résistance de son appareil à l'apparition de différents dommages : déformation excessive, instabilité plastique, instabilités élastiques et élastoplastiques, déformation progressive, fissuration progressive. Pour cela, il devra montrer que l'appareil ne subit pas les trois premiers de ces dommages lorsqu'il est placé dans des situations obtenues en multipliant les chargements des situations évoquées par des coefficients résumés dans un tableau :

Décret du 26 février 1974, coefficients multiplicatifs à appliquer aux chargements des différentes situations (Art. 10)
Dommage Catégorie 1 Catégorie 3 Catégorie 4
Déformation excessive 1,5 1,2 -
Instabilité plastique 2,5 2 1,1
Instabilité élastique ou élastoplastique 2,5 2 1,1

Pour assurer sa tâche de contrôle des fabrications du constructeur, l’administration se dote de moyens propres qu’elle centralise au niveau de l’arrondissement minéralogique de Dijon pour former en 1974 le Bureau de Contrôle de la Construction Nucléaire (BCCN).

Après les devoirs du constructeur, l'arrêté de 1974 fixe ceux de l'exploitant. Ce dernier a pour obligation de “définir les conditions d’utilisation, afin de vérifier que l’appareil ne sera pas placé dans des situations plus sévères que celles pour lesquelles il a été conçu” 606 . Il doit «soumettre à l’Administration un ensemble de consignes écrites d’exploitation, tenir à jour un registre d’exploitation, surveiller les effets de l’irradiation et l’évolution des défauts éventuels, et procéder à des renouvellements périodiques de l’épreuve hydraulique, accompagnées de visites complètes de l’appareil.» Les intervalles entre deux épreuves ne pourront pas excéder 10 ans.

Cette épreuve hydraulique est une spécificité française issue de la vieille réglementation des appareils à pression. C'est la marque du Service des Mines qui depuis le XIXème siècle assure le contrôle des appareils sous pression et qui a été investi de la mission de contrôler les chaudières nucléaires. Cette épreuve hydraulique a été l'objet de débats intenses 607 lors de l'élaboration du texte parmi les experts du groupe de travail. Les constructeurs craignaient qu'au cours de l'épreuve hydraulique on fasse travailler le métal à un taux tel qu'il détériore l'appareil plutôt qu'il n'apporte une garantie de qualité sur ce qui avait été construit. Ils pouvaient citer les débats en cours au Etats-Unis où des arguments étaient apportés pour augmenter la pression de l'épreuve et d'autres pour ne pas l'augmenter. En effet, une épreuve hydraulique, comme essai de sécurité, comporte une certaine surpression qui fait nécessairement travailler le métal à un taux supérieur à son taux de travail normal. Les coefficients utilisés dans les règlements français anciens étaient élevés et avaient été progressivement diminués, passant de 2 à 1,25, soit pour ces derniers une majoration de 25%, devant permettre une réelle efficacité de l'épreuve sans avoir d'effets néfastes sur des constructions bien calculées. Pour le circuit primaire des centrales nucléaires ce sont des coefficients de 1,31 ou 1,5 qui ont été retenus car l'épreuve est faite à la température ordinaire alors qu'en service elle dépasse 300°C, si bien que lors de l'épreuve, le métal travaille à peu près dans les mêmes conditions qu'en température à 10% au-dessus de la pression de calcul. Un compromis a donc été adopté pour tenir compte à la fois d'une surpression suffisante pour que l'épreuve soit significative et du souci de ne pas obliger les constructeurs à faire des appareils qui soient dimensionnés uniquement pour l'épreuve sous pression. A la différence des Etats-Unis où une nouvelle version du code ASME n'attribuait plus à l'épreuve hydraulique qu'un rôle de vérification sans importance, la position retenue en France a été de conserver tout son rôle à cette épreuve. D'ailleurs l'importance de cette épreuve pouvait être confirmée par le fait qu'au cours de telles épreuves des phénomènes disruptifs avaient été observés dans le monde.

Outre les efforts portés au stade de la construction des cuves, le groupe d'experts à l'origine de l'arrêté, et Jean Bourgeois en particulier, a estimé qu'il était fondamental de travailler sur les possibilités de contrôle en service. Cette exigence nécessitait une collaboration entre industriels qui construisent, exploitant, et responsables de la sûreté : des recherches devaient permettre que des appareils de contrôle non destructif, par émission acoustique notamment, soient opérationnels rapidement pour être à la disposition de l'exploitant et de la puissance publique pour assurer un contrôle de plus en plus sérieux.

Les dispositions prises à la construction comme le suivi du contrôle étaient jugées d'autant plus importantes qu'elles permettaient d'exclure la possibilité de rupture de la cuve. Dans le cas contraire, il aurait fallu envisager le renforcement des enceintes de confinement en cas de rupture de la cuve, sous la forme de casemates. Les mesures préventives retenues ont ainsi été jugées aptes à rendre pratiquement impossible une rupture brutale de la cuve entraînant un accident grave ayant des conséquences pour l'environnement.

Notes
601.

De Torquat, C., Quéniart, D., Barrachin, B., Roche, R., “La sûreté des appareils à pression des chaudières nucléaires et son aspect réglementaire en France”, Symposium sur les principes et les règles de sûreté des réacteurs, Jülich, 5-9 février 1973, IAEA, SM-169/16, pp. 147-168.

Christian de Torquat et Daniel Quéniart sont ingénieurs des mines au Ministère du Développement Industriel et Scientifique. B. Barrachin et R. Roche travaillent au Centre d'Etudes Nucléaires de Saclay du CEA.

602.

Les représentants de la CGE sont présents puisqu’à cette époque la politique suivie par EDF est celle de la diversification en PWR (Framatome) et BWR (CGE).

603.

Yvon Bonnard avait notamment mis au point le métal des cuves de méthanier, qui posaient également des problèmes de fragilité car le méthane est maintenu à des températures très basses. Au sein d'EDF, il était chargé du suivi des cuves de réacteur et apporté de précieux conseils aux ingénieurs de la centrale de Chooz pour la mise au point de l'acier de la cuve, un acier au manganèse molybdène avec légère addition de nickel.

604.

De Torquat et al., “La sûreté des appareils à pression…», op. cit., p. 345.

605.

Banal, Cogné, Coulon, Faral, Gouzot, Loverdo, «Autorisation et normalisation des centrales nucléaires», Revue Générale Nucléaire , 1976, N°1 Janvier-Février, pp. 19-26.

Banal, Faral, Gouzot sont d'EDF, Cogné, Coulon du CEA, Loverdo de Framatome.

606.

Arrêté du 26 février 1974 portant application de la réglementation des appareils à pression aux chaudières nucléaires à eau (J.O. du 12-3-74, p. 2817), complété par arrêté du 6-12-74 (J.O. 19-12-74, p. 12773).

607.

Cf. Compte-rendu définitif de la réunion du 5 mars 1974 du Conseil Supérieur de la Sûreté Nucléaire dont le deuxième point à l'ordre du jour est la «sûreté des cuves sous pression des réacteurs à eau».