9.4.4.1. Pourquoi une réglementation technique générale ?

Trois numéros de la revue Annales des Mines spécialement consacrés à la sûreté nucléaire, en janvier 1974, en mars-avril 1976 et en juin 1980, ainsi que deux numéros de la Revue Générale Nucléaire de janvier 1976 et mai-juin 1983, permettent de suivre la lente évolution de la mise sur pied de la réglementation française en matière de sûreté nucléaire. Les raisons avancées pour l'instauration d'une réglementation par des responsables du Service Central quelques années après sa création n'apportent d'ailleurs pas de réponse claire à la question posée. Les arguments avancés - permettre un meilleur déroulement des procédures, limiter ce qui peut sembler arbitraire, arbitrer entre les différents partenaires - éclairent le fait que la nécessité d'une réglementation émerge de tous les secteurs d'activité concernés par le nucléaire, que ce soit du côté des constructeurs, de l'exploitant, de l'administration, des experts de sûreté, ou de l'opinion publique, chacun avec ses raisons propres.

Voici les explications un peu impressionnistes que donnent en 1980 deux ingénieurs du Service Central et un expert du CEA pour les causes de l'élaboration de textes réglementaires : “Des considérations très diverses ont mis en évidence la nécessité d’élaboration d’outils réglementaires(…) : la définition précise des responsabilités en matière de sûreté; la nécessité de la prise en compte pour l’élaboration du projet des prescriptions de sûreté qui peuvent être exprimées a priori; la mise en commun, pour un ensemble d’installations, de conclusions qu’il serait inutile de réétudier dans chaque examen spécifique; l’adaptation au nucléaire de réglementations existantes (appareils à pression par exemple); la simplification du dialogue entre les partenaires; la présentation publique et officielle d’une doctrine en matière de sûreté; le besoin de références dans les relations fournisseur-client, en particulier à l’exportation.” 608

L'édition de règles que doivent respecter les exploitants souhaitant obtenir les autorisations pour la construction d'installations nucléaires répond à des exigences en France même, mais aussi à des nécessités vis-à-vis des concurrents étrangers. En France, il s'agit de couper court aux critiques liées à des examens faisant appel au cas par cas au jugement de l'ingénieur, examen technique approfondi nécessaire, mais comportant le risque d'une certaine apparence d'arbitraire de la part de l'administration. Il faut donc créer un référentiel commun, permettant d'harmoniser les exigences techniques qui découlent des examens au cas par cas.

C'est l'idée qu'indique le texte suivant de la Revue Générale Nucléaire, où s'expriment ensemble trois représentants d'EDF, deux du CEA et un de Framatome : «Jusqu'à ces dernières années, il n'existait pas en France de réglementation technique spécifique des centrales nucléaires que les constructeurs et exploitants aient eu à suivre tant pour la conception des ouvrages que pour la rédaction des rapports de sûreté. Le détail des règles à appliquer à chaque construction était fixé, cas par cas, en concertation avec les organismes de sûreté. Une telle situation qui ne permettait pas de prévoir les exigences des organismes de contrôle était évidemment incompatible avec un développement réellement industriel de l'énergie nucléaire, même si la qualité des hommes chargés d'exercer ce contrôle avait permis jusqu'ici d'éviter des difficultés trop grandes.» 609 On aura noté l'hommage rendu aux hommes du CEA, Bourgeois certainement, Perrin également. La Commission de Sûreté des Installations Atomiques (CSIA) du CEA, mise en place en 1960, répondait à la nécessité de distinguer exploitant et contrôleur au sein-même du CEA pour une meilleure prise en compte du risque, non pas tant par l'édition de normes que par un dialogue à haut niveau entre techniciens. Elle voulait également répondre au fait qu'avec le développement des installations du CEA, les responsabilités passaient entre les mains de techniciens plus jeunes, peut-être moins conscients des risques que leurs illustres aînés. Et jusqu'en 1972, c'est la CSIA qui avait été chargée par les pouvoirs publics de l'examen de la sûreté des premières centrales EDF. Au-delà de l'hommage rendu à la qualité des hommes, c'est également leur bonne volonté qui est saluée, la conscience qu'ils partagent des intérêts supérieurs de la nation consistant à ne pas freiner inutilement le développement de l'électronucléaire français. Avec le lancement du grand programme nucléaire en 1974 et la multiplication des installations, on change encore d'échelle : il faut automatiser le processus de dialogue et traduire sous forme de règles que peuvent appliquer des autorités, d'autant qu'elles ne disposent plus des personnes du niveau des membres de la CSIA du CEA. Cette commission était présidée par le Haut-Commissaire lui-même et ses membres étaient les chefs des grandes directions du CEA. Le passage du prototype à la série nécessite des normes plus explicites.

A côté des nécessités ressenties par les différents partenaires en France, la mise sur pied d'une réglementation a une vocation internationale. Or la tradition française en la matière pose des problèmes pour l'exportation. Les règlements généraux français, c'est-à-dire les contraintes strictement indispensables à l'obtention d'une sûreté satisfaisante, s'expriment en effet davantage en termes d'obligations de résultats, de performances à atteindre voire d'interdictions qu'en termes de moyens à utiliser. C'est ce qu'évoque Jean Servant au congrès de Salzbourg de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique en 1977, qui justifie une nouvelle fois la pratique réglementaire française devant ses interlocuteurs étrangers : « (…) les autorités françaises de sûreté se sont toujours refusées jusqu'ici à imposer, dans de tels règlements, des spécifications détaillées et des codes de construction, ou - ce qui reviendrait au même - à rendre obligatoire l'utilisation de codes existants. Contrairement aux apparences, cette voie n'est pas celle de la facilité. Ni pour l'Administration qu'elle oblige à discerner l'essentiel (pour l'imposer) de l'accessoire (pour y renoncer). Ni pour les industriels dont elle exige un effort particulier d'analyse et de démonstration, et finalement de progrès. De ce fait, les règlements français de sûreté se prêtent mal à une utilisation commerciale (j'allais dire à un détournement !) « 610 L'un des objectifs des industriels sera de faire en sorte que leurs codes de construction soient reconnus, voire entérinés par l'Administration pour pouvoir s'en prévaloir à l'exportation.

Une anecdote relatée par différents auteurs illustre les différences de contexte réglementaire entre la France et d'autres pays en même temps qu'elle montre les difficultés ressenties par Framatome à l'exportation. Lors de contacts pour la vente de la centrale de Koeberg entre l'Afrique du Sud et EDF qui jouait le rôle d'architecte industriel, les négociateurs Sud-Africains, après avoir signé les documents de principe, invitèrent les représentants d'EDF à charger les règlements et les normes devant s'appliquer pour cette centrale, dans une camionnette située en bas de l'escalier. D'où l'étonnement des gens d'EDF : «une camionnette, mais pour quoi faire ? Il n'y a pas grand chose !» Framatome et EDF appliquaient bien un certain nombre de règles, mais celles-ci n'étaient pas celles de l'administration française, qui elles tenaient dans un classeur.

Poursuivant la description des particularités du système réglementaire français, Jean Servant expliquait à ses homologues étrangers qu'à côté de ces règlements de l'administration il y avait un ensemble de documents professionnels et de normalisation précis, détaillés et capables d'évoluer rapidement au rythme du progrès technique. «L'Administration encourage ce développement et le suit pour s'assurer de la compatibilité des solutions choisies avec les principes généraux de sûreté. Bien plus elle y trouve des matériaux pour une réglementation au sens strict qui soit à la fois efficace et réaliste.» 611 Les représentants de l'Administration n'entendent pas entériner les pratiques des industriels, mais ils ne veulent pas céder non plus aux modèles de réglementation utilisés dans les autres pays. Les autorités françaises se disent d'ailleurs favorables à une concertation internationale sur les règles de sûreté fondamentales, que ce soit à l'AIEA ou à l'OCDE en vue d'une harmonisation sur la base d'un consensus. On estime côté français que la sûreté repose nécessairement sur un examen approfondi, au cas par cas, sur la base des rapports de sûreté établis par les exploitants et complétés par les analyses de sûreté pratiquées par les experts pour le compte des autorités. L'application de règles générales ne peut se substituer à cette analyse. Par ailleurs, on refuse que sous prétexte de règles de sûreté, l'harmonisation des règles fondamentales ne vise à établir l'hégémonie de certaines pratiques technologiques développées dans tel ou tel pays, ce qui fausserait la concurrence internationale tout en obstruant le progrès des techniques nucléaires.

Le modèle américain est principalement en ligne de mire, mais également le modèle allemand, où le corpus de normes est beaucoup plus développé qu'en France. Vu de France, les Allemands auraient tendance à considérer qu'une application rigoureuse de leurs normes, notamment les normes émises par le Deutsche Institut für Normung (DIN) est garant d'une bonne sûreté. Les Allemands travaillent d'ailleurs à généraliser leur système de normalisation dans le reste du monde. En 1978, Klaus Becker, chef du DIN, note que les normes produites en collaboration avec la commission de sûreté allemande (Kerntechnischer Ausschuss, KTA) sont disponibles dans 80 villes et 68 pays différents 612 . D'ailleurs Outre-Rhin, ce n'est pas un ministère technique qui est responsable des autorisations mais le ministère de l'intérieur (Budesministerium des Innern, BMI), dont le rôle consiste à vérifier la bonne application des règles. En fait, en Allemagne comme aux Etats-Unis, une grande place est accordée aux organismes de normalisation dont certaines dispositions ont force de loi. Les normes sont hiérarchisées sous une forme pyramidale : en haut se trouve une loi atomique, suivie au niveau inférieur par les règles et règlements, puis des guides réglementaires, émis par le gouvernement fédéral. Un important niveau intermédiaire - c'est là que réside la différence avec situation en France - est constitué des normes de bases approuvées par les autorités. En bas de la pyramide se trouvent le corpus de normes établies par les instituts de normalisation et suivies de façon non obligatoire par les industriels.

Hiérarchie des normes réglementaires aux Etats-Unis et en Allemagne, d'après Becker.
Hiérarchie des normes réglementaires aux Etats-Unis et en Allemagne, d'après Becker.

Notes
608.

Michel Lavérie, Christian Houze, Philippe Lebouleux, “La réglementation technique générale et la normalisation”, Annales des Mines, Juin 1980, pp. 133-143, p.134.

Michel Lavérie, ingénieur des Mines, est adjoint au chef du SCSIN, Christian Houze est chef de division à ce service, Philippe Lebouleux appartient au Département de Sûreté Nucléaire du CEA.

609.

Banal, Cogné, Coulon, Faral, Gouzot, Loverdo, « Autorisation et normalisation… », op. cit., p. 21.

610.

Servant, Jean, «Prescriptions réglementaires et pratique administrative en matière de sûreté des installations nucléaires», Conférence internationale sur l'énergie d'origine nucléaire et son cycle du combustible, Salzbourg, 2-13 mai 1977, Agence Internationale de l'Energie Atomique, IAEA-CN-36/228, p. 164.

611.

Ibid., p. 164.

612.

Becker, K., «Nuclear Standards in the Federal Republic of Germany: the DIN Nuclear Standards Committee», Nuclear Safety, Vol. 19, No. 3, May-June 1978, p. 300.