9.4.4.2. Une réglementation «à la française»

La réglementation française se développe tardivement, et différents exemples déjà pratiqués dans d'autres pays peuvent servir de modèles, ou de repoussoir pour son élaboration. De l'examen de ces différentes réglementations, le SCSIN distingue «deux approches extrêmes possibles», l'une qualifiée de «cartésienne», celle adoptée par la France dans une première phase, l'autre de «jurisprudentielle», celle en cours aux Etats-Unis : «L’approche cartésienne, a priori la plus séduisante pour tout esprit de logique, consiste à offrir une réglementation d’ensemble, à aller du général au particulier en fixant d’abord les principes fondamentaux et en détaillant ensuite progressivement l’application de ces principes aux différentes filières, aux divers domaines techniques et aux matériels concernés par la sûreté des installations nucléaires.” 613 Il s'agit donc côté français de commencer par exprimer les grands principes - c'est ce qui est fait aux Etats-Unis et en Allemagne dans le cadre d'une loi nucléaire (Atomic Energy Act et Atomgesetz), qui n'existe pas en France - pour après seulement rentrer dans le détail des mesures techniques.

Le successeur de Jean Servant depuis 1977 à la tête du SCSIN, Christian de Torquat, ingénieur en chef des Mines, apporte une explication supplémentaire pour le rejet de la méthode américaine qui fixe à l’exploitant ou à l’industriel constructeur une obligation de moyens à mettre en œuvre, le “comment faire”. Au-delà de la philosophie, il y a une question de moyens : “Cette façon de faire présente en principe un avantage dans la mesure où elle codifie clairement les rapports entre les parties, mais, en fait, elle présente des inconvénients réels importants. Elle suppose, en effet, pour pouvoir être appliquée, que l’administration dispose en son sein de moyens d’études considérables (et redondants de plus par rapport à ceux des assujettis) pour pouvoir effectuer elle-même les choix techniques qui lui paraissent optimaux du point de vue de la sûreté nucléaire : ceci est illusoire.” 614 Cette faiblesse de moyens de l'administration avait été préalablement décidée par le Ministère, qui souhaitait que l'essentiel des moyens techniques d'évaluation de la sûreté reste intégré au CEA.

A partir de 1973, l’administration - ainsi que son appui technique - doit fournir un énorme travail pour mener à bien les procédures d'autorisation, sans forcément disposer des moyens à la hauteur de l’enjeu. Pour comparaison, l’AEC américaine dispose en 1973, au moment de la création du Service Central français, d’environ 150 personnes travaillant en relation avec un millier de personnes de l’industrie pour l’élaboration des normes et des guides dans le seul domaine des réacteurs à eau 615 . En 1973, le Service central ne dispose que de 5 personnes, et d’un budget limité. Il peut bénéficier du détachement d'une vingtaine de techniciens du DSN du CEA, mais la situation est toujours précaire en 1980 : «Compte tenu de l’ampleur de la tâche réglementaire à accomplir, tâche qui n’est à ce jour que modestement entamée, il a été jugé souhaitable de ne pas procéder à une progression systématique des travaux; au contraire, les modestes moyens laissés disponibles par les tâches prioritaires (notamment celles liées aux procédures d’autorisation et aux recherches et études de sûreté) ont été concentrés sur les quelques sujets où une élaboration rapide d’outils réglementaires paraissait avoir l’impact le plus efficace.» 616

Selon l'exposé de Christian de Torquat, successeur de Servant, la méthode américaine de mise sur pied d'une réglementation présente d'autres inconvénients, du point de vue de l’exploitant cette fois : “Une optimisation de ces choix [techniques de sûreté] qui ne prendrait pas en compte ou mal en compte d’autres contraintes que de sûreté (économiques, par exemple) n’aurait pas de sens ; enfin une telle réglementation technique ne serait pas assurée de la stabilité, car il faudrait la réécrire en permanence pour suivre l’évolution technique.” 617 S'appuyant sur dix ans d'expérience française en matière de réglementation nucléaire, Torquat résume les avantages de la méthodologie française qui définit un «cadre d’objectifs à atteindre», restant fidèle en cela à la philosophie de son prédécesseur : “Dans le second cas [français] au contraire, la réglementation demande moins de moyens pour être élaborée; elle a l’avantage de motiver les constructeurs et les exploitants en leur laissant la responsabilité des choix et elle peut prétendre à la stabilité, les objectifs demeurant permanents alors que les moyens de les atteindre peuvent évoluer en fonction des progrès techniques.” 618

Si la tradition réglementaire française en matière d'élaboration réglementaire est respectée, on semble quand même faire de nécessité vertu : à la faiblesse des moyens laissés au Service Central correspond une démarche qui donne l'initiative aux constructeurs. En effet, au début des années 70, la tâche des hommes du SCSIN n'est pas aisée. Ils font face à la compétence des hommes de Framatome, mais aussi à celle du «mastodonte» EDF, qui est, de plus, investi d'une mission de la plus haute importance stratégique, menée comme une opération de guerre. Avec le remplacement du pétrole par l'uranium, la position d'EDF est encore renforcée au sein des instances dirigeantes françaises. On pouvait même dire à l'époque que le président d'EDF était une sorte de secrétaire d'Etat à l'extérieur du gouvernement, en particulier sous la présidence de Paul Delouvrier 619 . Selon une boutade qui circulait, Delouvrier n'était pas ministre, mais parce qu'il ne voulait pas l'être. C'est pourquoi les hommes de l'Administration ne devaient pas être mécontents de trouver l'appui des gens du CEA et de leur compétence, pour contrebalancer l'influence d'EDF, que certains ont même qualifié «d'Etat dans l'Etat».

Au fil des ans, les moyens et les compétences de l'administration vont aller croissant. La doctrine choisie par l'administration pour l'élaboration de la réglementation en matière de sûreté nucléaire prouvera de plus en plus une certaine efficacité. Nombre d'aspects originaux, décrits plus haut comme étant le fruit de la tradition et des moyens limités, témoigneront d'une réelle volonté, indépendante de la part de l'administration, d'obtenir une meilleure efficacité de son contrôle. Si ce style de réglementation peut surprendre d'autres administrations au cours des années soixante-dix, l'efficacité de la normalisation américaine, elle, sera sérieusement mise en cause par une série d'incidents et l'accident retentissant de Three Mile Island en 1979. L'édition de critères formels précis par l'administration américaine et surtout par les organismes de normalisation n'empêchera pas les entorses à la qualité, mais en plus, toutes ces normes deviendront, par leur multiplication, un obstacle au développement de l'énergie nucléaire, en renchérissant d'autant le coût de cette forme d'énergie. En fait, la doctrine française apparemment laxiste donne un grand pouvoir à l'Administration, car en définitive ce sont les ingénieurs de la Puissance Publique qui décident et qui peuvent refuser les arguments avancés par constructeurs et exploitants, et ainsi accorder ou non leurs autorisations. Ils bénéficient pour cela des conseils des experts du CEA et des groupes permanents, dont ils sont libres de suivre ou non les avis. Pour les ingénieurs d'EDF qui avaient participé à la construction des réacteurs UNGG, ces années ont d'ailleurs été vécues comme la montée en puissance de l'Administration. 620

Ceci étant, des moyens sont mis en place pour garantir un dialogue efficace : des recommandations officieuses, des accords tacites ont cours sur les objectifs, sur l'acceptabilité de tel ou tel type de démonstration. Les uns et les autres sont donc prévenus à l'avance de ce qui les attend, car de toute façon, le contrôle de la sûreté n'est pas basé uniquement sur des inspections, des contrôles ponctuels, visant à la seule vérification de la correcte application des règles édictées : le dialogue est continu et il ne s'agit pas d'un jugement à l'instant t. L'essentiel de la sûreté repose en effet sur l'analyse technique au cas par cas, détaillée, des rapports de sûreté, et le contact est permanent entre les industriels et l'administration par l'intermédiaire de l'expert technique, le CEA, et les groupes permanents. Cette méthode institutionnalise par ailleurs le dialogue entre les différents acteurs. Or l'absence de règles fait que le bon fonctionnement des discussions repose sur de bonnes relations entre les différentes parties et la bonne volonté de l'Administration, et en particulier des hommes qui la représentent et de l'idée qu'ils se font de leur tâche, ou de leur carrière.

Toute l'histoire du contrôle de la sûreté nucléaire au cours des trente années qui suivent voient le renforcement progressif du rôle de l'administration, de moins en moins encline, à quelques exceptions près, à accepter comme argent comptant les arguments présentés par les exploitants, et refusant même parfois de suivre les avis de ses groupes d'experts en exigeant le renforcement des mesures de sûreté.

Notes
613.

Lavérie et al., «La réglementation technique…», op. cit., p. 137.

614.

Christian de Torquat, Michel Lévy, «Dix ans de sûreté nucléaire en France : l'action administrative», Revue Générale Nucléaire, N°3, Mai-Juin, 1983, pp. 187-193, p. 188.

615.

D'après : Minogue, “Rapport général : Normes et critères utilisés ou à l’étude”, Symposium sur les principes et les règles de sûreté des réacteurs, Jülich, 5-9 février 1973, Section VI : “Normes et critères pour l’étude et la construction des réacteurs de puissance”, AIEA, 1973.

616.

Lavérie et al., op. cit., p. 134.

617.

De Torquat et al., op. cit., p. 188.

618.

Ibid., p. 188.

619.

Paul Delouvrier est Président d'EDF de 1969 à 1979, après avoir été Inspecteur des Finances, délégué général en Algérie entre 1958 et 1960, préfet du district de la région parisienne.

620.

Entretien avec Michel Dürr.