10.2. L'étude Rasmussen : WASH 1400

10.2.1. Le contexte du lancement de l'étude Rasmussen

Le début des années soixante-dix est marqué aux Etats-Unis par une opposition vigoureuse à la construction des centrales nucléaires. Après la question des effluents radioactifs des centrales en fonctionnement normal, la controverse sur les risques de l'énergie nucléaire se poursuit sous un autre angle, celui des accidents graves. Les débats tournent autour de l’efficacité des systèmes de refroidissement de secours (ECCS). Pour montrer l’importance de la question des accidents graves, les opposants aux centrales nucléaires peuvent s’appuyer sur un rapport que l’AEC avait elle-même publié en 1957, le WASH 740, qui concluait qu’un rejet important de radioactivité, même sur un réacteur de taille médiocre en comparaison de ceux en construction dans les années soixante-dix, pourrait tuer des milliers de personnes, en blesser des dizaines de milliers et provoquer des pertes matérielles de plusieurs milliards de dollars. Personne ne supposait que ce type de catastrophes se produirait fréquemment - on estimait dans la communauté nucléaire, d’après un chiffre avancé par WASH 740 que ce type d’accident pourrait survenir avec une fréquence de 10-9 (un accident de ce type pour un milliard d’années de fonctionnement de réacteur) - mais certains restaient dubitatifs, notamment au regard de la fréquence élevée de plus petits accidents et de cette question non résolue de l’efficacité des ECCS.

Pour clore définitivement le débat, l’AEC décide en août 1972 de lancer une nouvelle étude sur la sûreté des réacteurs, confiée à une équipe composée de gens de l’AEC et de nombreux consultants, sous la direction officielle du Professeur Norman Rasmussen, Chef du Département d’ingénierie nucléaire au Massachusetts Institute of Technology. Présenter Rasmussen, du MIT, comme directeur du projet a pour objectif de donner un gage d'indépendance à l'étude. Dans les faits, Rasmussen n'est que porte-parole et «part-time» directeur du projet. Le véritable directeur, à plein temps, est Saul Levine, un haut responsable de l'AEC. Les travaux seront d'ailleurs effectués non pas au MIT, mais dans les locaux de l'AEC.

Le groupe de Rasmussen est chargé par l’AEC de calculer non seulement les conséquences mais également les probabilités d’une large palette d’accidents possibles. Selon l’un de ses détracteurs, le but de l’AEC était, en focalisant l’attention sur le risque moyen, d’aboutir à un rapport plus réaliste et moins alarmiste pour le public que l’évaluation des pires conséquences d’un accident de réacteur faites dans le précédent rapport de 1957 et dans sa version révisée de 1964, encore plus alarmiste et qui resta non publiée. 629 Selon certains auteurs 630 s'appuyant sur des informations obtenues grâce à la loi fédérale sur la liberté de l'information, l'étude Rasmussen a été lancée par anticipation d'un vote à venir au Congrès sur l'opportunité ou non de renouveler le Price-Anderson Act, loi aux termes de laquelle le gouvernement participe à l'assurance des réacteurs nucléaires commerciaux et fixe une limite supérieure à la responsabilité publique des compagnies d'électricité en cas d'accident majeur. Il s'agissait donc pour l'AEC de convaincre le public et les élus de l'innocuité de cette forme d'énergie. 631

Après les travaux précurseurs de Farmer, l'étude de Rasmussen allait disposer de moyens autrement importants et obtenir un tout autre retentissement. En effet, après un travail équivalent à 70 ingénieur-an, d’un budget de trois millions de dollars, l’équipe remet en août 1974 un document de plus de 3300 pages, sous la forme d’un projet soumis à commentaires. Le rapport, connu sous le nom de RSS (“Reactor Safety Study»), ou «WASH 1400” 632 , ou “Rapport Rasmussen” est également accompagné d'une version grand public, reprenant les principales conclusions de l’étude. Après étude des critiques du projet, une version finale est publiée 633 fin 1975, au terme de quatre ans d'étude et 5 millions de dollars. Sur le plan scientifique, l'objectif était très ambitieux - évaluer l'ensemble du risque présenté par les centrales nucléaires, - le travail fut colossal.

Notes
629.

Joel Primack, “Nuclear Reactor Safety : An introduction to the issues”, The Bulletin of the Atomic Scientists, 31, n°. 7, September, 1975, pp. 15-19.

Selon Daniel Ford, (Daniel Ford, Meltdown. The Secret Papers of The Atomic Energy Commission, New York, Simon and Schuster, 1986, pp. 66-82), le groupe de l' AEC chargé de l'actualisation du WASH 740 démarra ses travaux, en secret, à l'été 1964. Il était dirigé par Clifford Beck de l'équipe chargée de la réglementation à l'AEC. Des scientifiques des laboratoires de Brookhaven de Long Island, où avait été effectuée l'étude précédente, furent chargés des analyses techniques détaillées nécessaires pour la nouvelle version. A l'automne, les premiers résultats étaient «terrifiants». Les scientifiques de Brookhaven trouvaient que 45 000 personnes pourraient être tuées en cas d'accident majeur sur un réacteur, alors que WASH 740 avançait le chiffre de 3 400. Sur le plan financier, les dégâts matériels pourraient être 40 fois plus élevés que les sept milliards de dollars de la version de 1957. La différence s'expliquait selon les auteurs par l'augmentation de puissance des réacteurs dans l'intervalle : alors qu'en 1957 un réacteur de 150 MWe était considéré comme un gros réacteur, en 1964, les plans pour les réacteurs proposés annonçaient des puissances de 1000 MWe.

630.

Richard Sclove reviews, «H.W. Lewis and others, Risk Assessment Review Group Report to the US Nuclear Regulatory Commission , US NRC, (NUREG/CR-0400), 1978», The Bulletin of the Atomic Scientists, February 1979, pp. 47-48.

631.

Parallèlement aux critiques contre l'énergie nucléaire, des voix s'élèvent au sein-même de la communauté nucléaire, au début des années soixante dix, pour modifier l'approche réglementaire de la sûreté nucléaire. Certains techniciens estiment qu'il ne faut plus se contenter de vérifier la validité de la conception par l'analyse d'un certain nombre d'accidents «de référence», plus ou moins arbitraires, selon l'esprit de l'accident maximal vraisemblable. Le Britannique Farmer avait été précurseur dans cette voie. Il avait proposé en 1967 une approche probabiliste de la sûreté et formulé un critère de choix des séquences accidentelles à prendre en considération dans l'analyse de sûreté : selon lui, il fallait imposer à une installation toutes les dispositions nécessaires pour que la probabilité d'un accident soit d'autant plus faible que les conséquences sont importantes. Farmer poursuivait sa croisade en faveur de l'analyse probabiliste, et il souhaitait que cela conduise à une modification de la réglementation.

632.

Atomic Energy Commission, “Reactor Safety Study. An Assessment of Accident Risks in US commercial nuclear power plants”, WASH-1400 Draft, Washington DC, The Commission, Aug. 1974.

633.

Nuclear Regulatory Commission, «Reactor Safety Study», «WASH 1400», NUREG-75/014, October 1975.