10.2.5. Les réactions au Rapport Rasmussen aux Etats-Unis

Cette présentation allait susciter de nombreuses critiques. Elles émanent en particulier d'un groupe de scientifiques 636 de l'Union of Concerned Scientists, une association créée en 1969 et regroupant des scientifiques préoccupés par les implications de la science pour la société. Les scientifiques de l'UCS mettent essentiellement en cause l'évaluation des conséquences d'un accident grave.

La Société Américaine de Physique, (American Physical Society) une association professionnelle de physiciens, émet les critiques les plus détaillées de l'étude de l'AEC, en particulier sur le chapitre consacré aux accidents de fusion. A l'initiative de Frank von Hippel, un physicien théoricien militant pour une science d'intérêt public, un groupe d'étude mandaté par l'APS est mis sur pied sous la présidence d'Harold Lewis, physicien dans une université de Californie. Le groupe obtient un soutien financier de la National Science Foundation et de l'AEC. Ayant démarré ses travaux en août 1974, le groupe remet son rapport en avril 1975. Exprimé de façon très diplomatique, le rapport indique que l'équipe n'a aucune confiance dans les estimations de probabilité avancées par l'équipe Rasmussen. 637 De nombreuses erreurs sont soulevées : seules les victimes provoquées par des doses reçues pendant les premières 24 heures sont prises en compte alors que de nombreux cancers affecteraient la population seulement quelques années après l'accident.

D'autres critiques montrent du doigt la présentation tendancieuse des analyses statistiques, tandis que d'autres en contestent le fondement même. On apprendra par la suite que plusieurs groupes d'études internes à l'AEC avaient été chargés d'évaluer le rapport et qu'ils avaient émis de nombreuses critiques sur les méthodes utilisées. L'AEC n'avait pas mentionné l'existence de ces rapports. Un mathématicien de l'un de ces groupes estimait que les probabilités avancées devraient être multipliées par 2,5 si on utilisait des méthodes de calcul standard. D'autres mettaient en cause le traitement des défauts de mode commun.

Entre temps, en réponse à la controverse croissante à propos de l'énergie nucléaire, l'AEC est abolie par le Congrès américain. A sa place, deux agences sont créées : le Department of Energy se charge du rôle de promotion de l'énergie nucléaire; l'autre agence, la Nuclear Regulatory Commission (NRC), hérite des fonctions de contrôle de la sûreté de l'ancienne AEC. C'est à la NRC, créée officiellement en janvier 1975, qu'échoit la tâche de publier la version finale après étude des commentaires. L'examen du projet est confié à Saul Levine, l'ancien directeur de la RSS, ce qui ne manque pas de soulever des critiques. Le rapport final est publié le 30 octobre 1975.

Sur le plan technique, les critiques sont unanimes sur un point : il ne faut pas considérer les valeurs Rasmussen comme absolues. On note généralement qu'étant donné la complexité des phénomènes physiques en jeu, souvent mal connus, et les nombreuses hypothèses et incertitudes sur les données, les chiffres avancés ne peuvent qu'être sujet à caution, d'autant plus que Rasmussen n'a pas associé à ses résultats les marges d'incertitudes correspondantes. Dans la comparaison qui est faite avec les autres risques de catastrophes, la démarche est contestée puisqu'elle met en rapport d'un côté des estimations, des calculs de probabilités pour les accidents nucléaires, et de l'autre des données statistiques acquises après de nombreuses années d'expérience dans les autres secteurs. De plus, qui pourrait certifier que toutes les causes d'accident ont bien été analysées, ce qui fait dire que cette approche ne peut que minimiser les risques encourus, sans compter que les risques de sabotage ou les guerres ne sont pas pris en compte. Bref, selon les critiques, le rapport Rasmussen ne peut absolument pas servir de référence, notamment faute d'une expérience d'exploitation suffisante, et faute d'une connaissance de toutes les données physiques et de la fiabilité des composants.

Du côté des industriels américains, la réaction est également hostile. Ils craignent qu'avec cette nouvelle approche, les relations avec les autorités et le public ne soient plus possibles. En effet, aux Etats-Unis, comme en Allemagne, la loi stipule qu'il ne doit pas y avoir de risque «undue». Jusque-là avec le concept d'accident maximum crédible, on pouvait dire qu'il ne pouvait rien se passer de pire que cet accident dont on montrait par ailleurs qu'il n'avait pas de conséquences inacceptables. Avec ce type d'argumentation, les industriels pouvaient assurer leur défense devant les tribunaux si besoin était. A partir du moment où cette notion d'accident maximum disparaît et qu'on affirme qu'un accident plus grave peut se produire, même s'il est peu probable, les industriels pouvaient estimer que leur position serait beaucoup plus difficile devant les juges.

Les spécialistes de la sûreté partagent certaines des critiques émises à l’encontre du raport. Mais parmi les experts, on estime que la méthode utilisée rend plus rationnelle l’étude de la sûreté des réacteurs et permet de préciser le déroulement de nombreuses séquences accidentelles. On mentionne également l'intérêt que les analyses par arbre de faute et arbre d’événement apportent pour permettre une meilleure compréhension du spectre des accidents, et également pour mettre en évidence les points forts et les points faibles des systèmes importants pour la sûreté.

Des critiques sont émises également au sein de la NRC mettant en cause la différence entre la vision angélique présentée dans le rapport résumé et le rapport lui-même, si bien qu'en janvier 1979, la Commission rejette le contenu du rapport résumé. La partie la plus visible, la plus apte à rassurer le public, la version résumée, est donc considérée comme non valable par la NRC. Au final, le rapport Rasmussen qui devait à jamais clore le débat sur les risques de l'énergie nucléaire, restera un document technique à usage des spécialistes de la sûreté et non l'outil de communication rêvé par ses initiateurs.

Notes
636.

Henry W. Kendall, Sidney Moglewer, «Preliminary Review of the AEC reactor safety study, Joint review committee, Sierra Club-Union of Concerned Scientists, San Francisco-Cambridge, novembre 1974.

637.

Cf. Ford, D., op. cit., p. 162.