10.3. Les réactions à l’approche probabiliste en France

10.3.1. Des experts globalement très enthousiastes

L’étude Rasmussen suscite l’admiration et l’enthousiasme du côté des techniciens français chargés de l’analyse de la sûreté des réacteurs. Le premier numéro de la Revue Générale Nucléaire, en février 1975, consacre l'événement en publiant un article magistral du Chef du Département de Sûreté Nucléaire au CEA, Pierre Tanguy 638 , enthousiaste et néanmoins critique. Il avoue qu'il estimait au départ que la tâche de cette étude serait colossale, mais il en attendait avec intérêt le résultat. C'est pourquoi il salue l’énorme travail accompli, et les progrès que cette nouvelle méthode apporte à la sûreté, même s’il estime les valeurs absolues obtenues sujettes à caution : la méthode permet une analyse plus cohérente de tous les aspects de la sûreté des réacteurs qui ne s’appuie plus sur l’étude d’accidents-types définis de façon plus ou moins arbitraire. Il estime même que la sûreté ne pourra plus être la même avant et après Rasmussen.

Après avoir rappelé les circonstances du lancement de l'étude Rasmussen, Tanguy résume dans une deuxième partie le contenu du rapport provisoire. Selon lui, le rapport Rasmussen dit essentiellement deux choses. Tout d'abord, que le pire des accidents n'est pas aussi catastrophique qu'on aurait pu l'imaginer : l'accident de fusion du cœur est évidemment un accident très grave s'il se produisait un jour, mais «la conséquence la plus probable d'une fusion complète du cœur du réacteur est extrêmement limitée : pas de morts, pas de maladies graves excepté quelques nodules thyroïdiens et une zone à évacuer inférieure à 20 ha, donc ne s'étendant pratiquement pas au-delà du site de la centrale. Or, il avait toujours été admis jusqu'ici, qu'une fusion du cœur devait conduire inéluctablement à des conséquences inacceptables pour le public.» 639 Deuxième leçon tirée de Rasmussen, les risques liés à l'exploitation des centrales nucléaires sont plus faibles que les risques courants résultant des activités humaines ou des phénomènes naturels.

Dans un troisième paragraphe, intitulé «Qu'apporte le rapport Rasmussen aux spécialistes de sûreté», Tanguy affirme que l'intérêt de WASH 1400 tient avant tout à la méthodologie employée, apportant en outre «des enseignements extrêmement importants qui s'avèrent d'ores et déjà une aide précieuse pour tous ceux qui ont pour charge de s'assurer que les dispositions prises par les constructeurs et les exploitants garantissent effectivement la sûreté de l'installation». 640 Premier enseignement selon Tanguy, «le rapport Rasmussen démontre qu'il est possible de mettre en œuvre une approche rigoureuse de la sûreté basée sur une analyse logique des fonctions et des systèmes de sécurité et sur une évaluation quantitative en termes de probabilité.» Si la tentative de dresser un immense arbre de défaillance a été abandonnée, la technique de l'arbre d'événement s'est révélée un outil extrêmement puissant. La quantification de ces arbres d'événement est un problème difficile en raison de l'impossibilité de disposer pour les équipements nucléaires de taux de défaillance démontrés par l'expérience, mais Tanguy salue l'étude américaine qui donne des taux de défaillance beaucoup plus réalistes que les nombreuses études de fiabilité du passé qui conduisaient «à des résultats manifestement absurdes pour les praticiens (des taux de défaillance de systèmes complexes aussi bas que 10-10 ! )» Cela est dû au fait «qu'il a été tenu compte systématiquement de la possibilité d'erreur humaine à tous les niveaux».

En second lieu, le rapport Rasmussen apporte des enseignements importants pour l'analyse de sûreté. Tanguy doit avouer très franchement une première surprise : «l'un des premiers enseignements est que finalement la fiabilité des équipements nucléaires n'est pas aussi bonne qu'on aurait pu le croire, et qu'elle n'est pas supérieure à celle des équipements comparables utilisés dans les autres branches industrielles. C'est surprenant lorsqu'on considère l'effort particulier de qualité, notamment au niveau des contrôles de fabrication, qui est de règle dans l'industrie nucléaire; ce l'est moins lorsqu'on prend en compte l'aspect plus ou moins prototype de nombreux matériels.» 641 Autre enseignement pour l'analyste, si le LOCA est confirmé comme étant la séquence accidentelle déterminante, la surprise vient du fait que ce n'est pas la rupture d'une tuyauterie principale qui en est la cause la grave, mais la défaillance d'un clapet anti-retour sur une partie du circuit primaire. En d'autres termes, ce n'est pas la grosse brèche qui serait la plus susceptible de conduire à l'accident de perte de refroidissement, mais une petite brèche provoquée par la défaillance d'une pièce apparemment plus anodine. Parmi d'autres enseignements, Tanguy mentionne le fait que l'étude Rasmussen «donne pour la première fois le moyen de vérifier la cohérence des dispositions de sûreté imposées par l'autorité réglementaire et la méthode permettant d'optimiser la sûreté globale d'une installation», et d'allouer préférentiellement les moyens, en recherche notamment, aux problèmes de sûreté qui jouent un rôle significatif.

Malgré ces enseignements, Tanguy estime que le rapport Rasmussen n'est pas à l'abri de critiques. Tanguy résume les principales critiques des opposants, en particulier celles émises par le rapport Kendall, qu'il rejette pour l'essentiel. Par contre, s'il s'affirme «très admiratif» comme tous les spécialistes de sûreté, avec eux il estime que l'étude pourrait être poursuivie et approfondie. Il remarque notamment que la rupture de la cuve comme événement initiateur a été prise en compte avec une valeur de probabilité de 10-7 en raison des précautions particulières prises dans la réalisation de ce composant. Or cette valeur est «sérieusement questionnée par les experts européens», certains lui attribuant une valeur cent fois plus élevée. Rasmussen estimait que même une valeur 100 fois plus élevée ne modifierait en rien ses résultats et que la rupture de la cuve ne représenterait pas le composant principal du risque global. Cette dernière affirmation est mise en doute par Tanguy, car Rasmussen est parti de l'hypothèse que la probabilité qu'une rupture de cuve entraîne comme conséquence immédiate la rupture de l'enceinte de confinement est nulle. Ceci lui paraît discutable. Même si dans la plupart des cas de rupture une telle approche est sans doute valable, il existe peut-être certains types de rupture auxquels elle ne s'appliquerait pas. Toujours en matière de cuve, Tanguy note une préoccupation des organismes de sûreté qui n'apparaît pas dans le rapport de Rasmussen, la crainte de s'en remettre entièrement à une procédure de surveillance de qualité. «C'est typiquement un sujet où on peut craindre les conséquences d'une insuffisance des connaissances techniques (…) par exemple dans le cas où au cours de cyclages thermiques un défaut pourrait se développer beaucoup plus vite que prévu en un endroit particulièrement sollicité, et par suite d'une erreur dans la qualité du matériau ou dans sa surveillance.» D'ailleurs, «les Allemands notamment estiment qu'il serait utile d'approfondir l'étude des conséquences d'une rupture de cuve et les mérites comparés des dispositions constructives qui peuvent être envisagés pour les limiter (casemates ou autres).» 642 Un autre type de discussion entre experts européens à propos du rapport Rasmussen a concerné la prise en compte des séismes, pour lesquels l'analyse paraît moins approfondie, «les calculs de probabilités entachés d'une légère erreur». 643

Le chef du DSN conclue son article sur la portée du rapport Rasmussen, dont les critiques présentées ne doivent pas minimiser la portée. L'analyse de sûreté utilise d'ores et déjà la méthode et certains résultats de l'étude, et «on doit s'attendre à ce que progressivement la réglementation de sûreté nucléaire s'inspire de plus en plus des idées du rapport.» Mais cette transformation de la réglementation ne peut cependant être que progressive, en particulier parce que les valeurs émises par le rapport demandent confirmation, mais aussi parce qu'elles proviennent d'une étude sur des réacteurs particuliers, construits et exploités aux Etats-Unis suivant les règles en vigueur Outre-Atlantique. L'adaptation à d'autres installations dans d'autres pays devrait donc être faite avec soin, c'est en particulier le cas pour les sites retenus pour les centrales, car la densité de population en Europe est supérieure à celle des Etats-Unis.

En conclusion, Tanguy salue le grand travail effectué par Rasmussen et Levine : il constitue un point de départ plus qu'un aboutissement. «Un grand travail reste nécessaire, mais un pas important à été fait.»

Notes
638.

Pierre Tanguy, “Que faut-il penser du rapport Rasmussen”, Revue Générale Nucléaire, Tome 1, N° 1, Février-Mars 1975, pp. 35-43.

639.

Ibid., p. 37.

640.

Ibid., p. 38.

641.

A partir de ce constat qui permet aux analystes de sûreté de se référer aux équipements analogues dans les autres industries, Tanguy émet le conseil pratique que les constructeurs fassent appel autant que possible à des matériels existants dans l'industrie, sur lesquels une sélection complémentaire pourrait être exercée.

642.

Ibid., p. 42

643.

Dans le cas de la rupture de la cuve comme dans celui des séismes, Tanguy propose pour lever les incertitudes de partir d'une étude analytique basée sur des phénomènes physiques : ceux qui peuvent être à l'origine d'une rupture dans le cas de la cuve, se baser non sur l'intensité mais sur la magnitude associée à la distance focale du séisme. Nous verrons plus loin que cela correspond à l'esprit des études de sûreté lancées en France.