10.3.3. Un objectif global de sûreté : la lettre SIN 1076/77

Du côté des autorités réglementaires, on voit dans cette méthode un outil puissant pour juger de l’acceptabilité ou non de telle ou telle mesure proposée par l’exploitant, et pour aborder l'étude des accidents au-delà de l'accident de dimensionnement. Ces objectifs peuvent même se traduire de façon chiffrée, sous la forme d’un critère d’acceptation globale du risque.

C’est ainsi qu’en juillet 1977, le Service Central adresse au directeur général d’EDF une lettre 645 dans laquelle il définit un objectif probabiliste global à atteindre spécifiant que «le dimensionnement des installations d’une tranche comportant un réacteur à eau pressurisée devrait être tel que la probabilité globale que cette tranche puisse être à l’origine de conséquences inacceptables ne dépasse pas 10-6 par an». 646 L'objectif est assigné avec un conditionnel, et les “conséquences inacceptables” ne sont pas spécifiées par un texte réglementaire ou législatif. D'abord parce que juridiquement l’Etat ne peut pas reconnaître le droit aux exploitants nucléaires d’avoir une certaine probabilité d’accidents mortels. Ces conséquences inacceptables sont donc fixées de telle sorte que les rejets radioactifs dans l’environnement ne dépassent pas les conséquences admises pour les accidents conventionnels de la quatrième catégorie.

En fait, l'objectif de cette lettre n'est pas de donner un critère technique. C'est une lettre à caractère politique. 647 Selon son rédacteur, Daniel Quéniart, l'objectif était de donner une direction, de pousser EDF à regarder un certain nombre de séquences accidentelles allant au-delà des défaillances qui étaient examinées jusque-là. L'important aux yeux des rédacteurs n'était pas tant l'objectif global que l'objectif spécifié dans l'article qui suivait et qui stipulait qu'une famille d'événements devrait être prise en compte pour le dimensionnement de la tranche «si la probabilité qu'elle puisse conduire à des conséquences inacceptables est supérieure à 10-7 par an». Le type de famille d'événements visés par cette lettre était par exemple la perte totale des alimentations électriques. Il s'agissait donc pour le Service central de faire pression sur l'exploitant pour que ces scénarios soient examinés, et qu'on améliore les réponses apportées. Les autorités sentaient en effet que sur ce type de problèmes, les probabilités étaient plus élevées que les 10-7 annoncés alors que pour EDF ce type d'événement était impossible. Il s'agissait donc de pousser à l'amélioration du traitement de ces événements, et non pas de démontrer qu'on n'atteignait pas ces valeurs de probabilités, la démonstration étant de toute façon quasi impossible. La lettre SIN n'avait aucun caractère réglementaire mais elle était une indication, dans le cadre d’échanges informels entre l’administration et les exploitants : l’administration expliquait en substance qu’elle ne jugerait pas tolérable qu’EDF n’arrive pas à démontrer que la probabilité de n’importe quel scénario d’accident est inférieur à tel chiffre. 648

L’autorité de sûreté avait déterminé cet objectif de 10-6 en se référant aux ordres de grandeur estimés aux Etats-Unis étant donné que les réacteurs étaient sous licence américaine, mais également en se basant sur un “simple raisonnement de bon sens” : si l’on souhaite construire cinquante réacteurs qui doivent fonctionner chacun pendant quarante ans, cela fait 2000 année-réacteur, en partant d'une probabilité 10-4 il y a une espérance mathématique d'un accident, ce qui est intolérable. Si l'on veut avoir une espérance mathématique d'un sur cent ou d'un sur 1000, on obtient des ordres de grandeur de 10-6-10-7. Il était donc dans la logique de l'administration de dire que si l'on n'arrive pas à construire des machines dont on peut dire que leur ordre de grandeur d'accident grave est voisin de 10-6, cela n'est pas acceptable en matière de sécurité, ou dit autrement, le nucléaire ne peut être sûr que si on arrive à ces ordres de grandeur-là de risque. 649

Afin de respecter cet objectif global de risque de 10-6, les pouvoirs publics invitaient EDF à gagner une décade pour chaque famille d’événements pour laquelle une approche probabiliste pouvait être utilisée, précisant que les familles d’événements dont la fréquence estimée serait clairement inférieure à 10-7 par an et par tranche ne seraient pas à prendre en compte. Les pouvoirs publics souhaitaient que l’approche probabiliste soit utilisée pour le plus grand nombre d’événements possibles, mais ils précisaient que ceci n’impliquait pas qu’EDF utilise directement ces méthodes pour la conception des tranches.

A travers ces objectifs chiffrés, les Pouvoirs Publics entendaient également donner une référence aux concepteurs d'installation nucléaire, pour qui les slogans du type «la sûreté est la priorité numéro 1», «la sûreté absolue», ne sont pas un outil de travail. Il fallait fixer un objectif qui permette au concepteur de trancher le fameux dilemme, résumé par les Anglo-saxons sous la formule «how safe is safe enough» : on ne sait pas jusqu'où il faut aller en matière de sûreté mais on sait qu'il y a un moment où il faut s'arrêter. Cette valeur globale de 10-6, se voulait en quelque sorte un «consensus» entre techniciens des pouvoirs publics et concepteurs : toutes les mesures devaient être prises pour parvenir à cet ordre de grandeur.

Si les analystes s’enthousiasment et les autorités réglementaires les suivent, du côté des constructeurs et de l’exploitant les réticences sont vives.

Notes
645.

Lettre SIN n° 1076/77 du 11 juillet 1977 relative aux grandes options de sûreté des tranches comportant un réacteur nucléaire à eau pressurisée du ministre chargé de l'industrie au directeur général d'EDF. Cette lettre est reproduite dans le recueil de textes publiés par la direction de la sûreté des installations nucléaires, dans la 4e édition, publiée en mai 1999 intitulé Sûreté nucléaire en France, p. 83.

646.

Ibid.

647.

Entretien avec Daniel Quéniart. En 1977, Daniel Quéniart est ingénieur au SCSIN. Polytechnicien, sorti major de sa promotion, il entre à l'école des mines de Paris. Après un an dans les installations classées, il rejoint le tout nouveau SCSIN en 1973, appelé pour ses compétences en matière d'énergie nucléaire puisqu'il avait effectué des stages à la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux (graphite-gaz) et passé presque un an au SEPTEN d'EDF. En 1978, Daniel Quéniart rejoint le CEA comme adjoint de François Cogné au Département de Sûreté Nucléaire de l’IPSN.

648.

D'après un entretien avec Michel Lavérie. Polytechnicien, ingénieur des Mines, Michel Lavérie est à partir de 1979 chef adjoint du SCSIN, il en prend la tête en 1986 jusqu'en 1992.

649.

Ibid.