10.3.6. Le dépit des experts

Du côté des experts de sûreté du CEA, l'enthousiasme pour les méthodes probabilistes sur le plan technique est sérieusement contrarié. Dans un second article 656 de la Revue Générale Nucléaire d'octobre-novembre 1976, plus d'un an et demi après le précédent, Pierre Tanguy fait le point sur le rapport Rasmussen après la publication de la version finale. Une nouvelle rubrique apparaît en conclusion de son article concernant les perspectives du rapport : le chef du DSN met l'accent sur le «conflit constructeurs-organismes réglementaires», qui fait obstacle à l'introduction de méthodes probabilistes dans l'évaluation de la sûreté. Chacun utilise un argument technique pour faire valoir son point de vue. Du côté des constructeurs on s'appuie sur de telles études pour mettre fin à des demandes jugées injustifiées en matière de sûreté, et surtout on n'accepterait une réglementation probabiliste qu'en échange de l'abandon d'autres exigences. Du côté de l'organisme réglementaire et de son appui technique, on souhaite aller au-delà des accidents de dimensionnement; d'autre part on estime que l'expérience d'exploitation est encore insuffisante pour abandonner les exigences de sûreté présentes.

Les experts de sûreté, conscients de la difficulté de l'introduction des méthodes probabilistes, pour des raisons techniques mais aussi socio-politiques, avaient pour cela opté pour une introduction progressive en France de critères probabilistes dans la réglementation. Ils prévoyaient trois étapes principales pour cela : une première étape consisterait à utiliser la méthodologie du rapport Rasmussen comme aide aux évaluations de sûreté, avec les règles de sûreté en vigueur ; dans un deuxième temps on introduirait des critères probabilistes de sûreté dans les règles en vigueur ; et dans une troisième étape, on réaliserait un ensemble cohérent de critères à partir d'un critère global d'acceptation des risques.

Alors qu'ils estimaient après 1974 que la sûreté nucléaire ne serait plus jamais la même après le rapport WASH 1400, les spécialistes de la sûreté sont obligés de constater en 1978 que dans la plupart des pays, les méthodes probabilistes ne jouent qu'un rôle très faible, sinon nul, dans le processus d'autorisation. Ils réaffirment leur critique à l'encontre des industriels et de l'administration lors de congrès internationaux consacrés aux méthodes probabilistes. Ils s’estiment confrontés à des freins dans cette démarche, non seulement du côté d'EDF, mais également du côté des pouvoirs publics, des administrations “qui ne savent pas définir clairement quel est le niveau de risques acceptables, pour le public d’une part, pour la société d’autre part. Dans ces conditions, affirment-ils, on préfère s’en remettre au jugement des organismes chargés d’examiner la sûreté et qui doivent répondre par oui ou par non à la question “l’installation proposée est-elle sûre”. Toute tentative de définir un seuil d’acceptabilité de risques fait craindre des réactions, éventuellement brutales, du public concerné.» 657 Les disciples de Bourgeois sont forcés de reconnaître la difficulté posée à l'administration pour communiquer avec le public sur ces notions de très faible probabilité. “Nous avons sérieusement sous-estimé un aspect spécifique de la sûreté des réacteurs nucléaires, lorsque les autorités réglementaires et le public sont concernés : c’est le désir permanent de définir une limite supérieure pour les pires conséquences de tout accident “possible”. En d’autres termes, nous ne parvenons pas à nous débarrasser du vieux concept de l’accident maximal vraisemblable, pour lequel des dispositions son prévues afin de contenir la majeure partie des rejets de radioactivité.” 658 Ce sont donc les problèmes politiques (entre industriels, administration, opinion publique) qui viennent entraver l'adoption d'une amélioration technique.

Des difficultés techniques demeurent cependant 659 . La principale d'entre elles provient du manque de connaissances nécessaires aux calculs probabilistes, à la fois dans les études des probabilités et dans les études des conséquences. En effet, l'identification des différentes défaillances susceptibles de conduire à un événement donné peut rarement être exhaustive. En outre, l'affectation des probabilités à chaque branche de l'arbre de défaillance est souvent handicapée par le manque de données suffisamment précises. Et même quand les spécialistes disposent des données relatives aux défaillances des matériels ils sont confrontés aux problèmes de prise en compte d'erreurs éventuelles de réalisation, d'entretien ou de conduite qui peuvent introduire des modes communs, toujours difficiles à traiter dans ces études. Pour ce qui concerne l'évaluation des conséquences, les difficultés proviennent de la multiplicité des formes que peut prendre un accident grave, et l'impossibilité d'envisager de façon réaliste toutes les conséquences possibles.

Difficultés techniques, conflits entre constructeurs et organismes réglementaires, controverses à propos de l'énergie nucléaire dans le public, l'introduction de critères probabilistes mais également le lancement en France de véritables études de risques semblables à celle de Rasmussen devront attendre. 660

Du point de vue réglementaire pourtant, les experts regardaient du côté de l'aéronautique où ces méthodes étaient depuis longtemps employées à la conception, et où des critères de risques étaient entrés en vigueur dans les processus de certification des Airbus et de Concorde. Un premier texte de 1969 dit ESAU 661 présentait les principes et règles d'application de la philosophie probabiliste pour la réglementation des performances des avions. A partir de ce texte, une réglementation probabiliste avait été rédigée pour Concorde 662 : présentant de nombreuses nouveautés par rapport à ses prédécesseurs, les autorités de l'aviation avaient ressenti la nécessité de mettre au point une approche plus globale de la sécurité de ce nouvel avion. La réglementation probabiliste, basée sur le texte ESAU vint compléter l'ancienne réglementation d'essence déterministe. Les pannes étaient classées en quatre catégories - mineure, majeure, critique et catastrophique - et pour chaque catégorie étaient définis des objectifs de sécurité. Par exemple, la probabilité de chaque panne catastrophique ne devait pas dépasser 10-9 par heure. Pour Concorde un critère supplémentaire avait été ajouté : la somme des probabilités de toutes les pannes catastrophiques ne devait pas être supérieure à 10-7 par heure. Des moyens de démonstration de conformité aux objectifs de sécurité avaient été élaborés, parmi lesquels une méthode dite des combinaisons de pannes significatives.

Dans le domaine de la sûreté nucléaire, les méthodes probabilistes trouveront une application principalement dans le domaine de l'analyse de la fiabilité des systèmes à EDF, Framatome. Sur le plan pararéglementaire, les directives des lettres SIN permettront de mettre en place des dispositions qui n'étaient pas prévues dans les références américaines. Les principaux domaines visés seront la perte totale des alimentations électriques, la défaillance de la source froide, la défaillance du circuit d'alimentation de secours des générateurs de vapeur lors de transitoires fréquents où il est utilisé. Une règle fondamentale de sûreté relative aux projectiles susceptibles d'être émis par les turbines fera également un usage explicite du concept de risque.

Notes
656.

Tanguy Pierre, «La sûreté nucléaire et les méthodes probabilistes», Revue Générale Nucléaire, N°5, janvier-février 1976, pp. 392-400.

657.

F. Cogné, “Utilisation des méthodes probabilistes dans l’évaluation de sûreté des installations nucléaires”, présentation orale, NUCLEX (Bâle), 3-7 octobre 1978, Rapport DSN n° 238 (f).

658.

P. Tanguy, F. Cogné, “Utilisation des méthodes probabilistes dans l’évaluation de sûreté des installations nucléaires”, NUCLEX (Bâle), 3-7 octobre 1978, Rapport DSN n° 238 (f).

659.

D'après : Dupuis, M. C., Villeroux, C., Lebouleux, P., Oury, J.M., «Introduction du concept de risque dans la réglementation technique et la normalisation française en matière de sûreté nucléaire», AIEA, Conférence Internationale sur les questions actuelles de sûreté des centrales nucléaires, Stockholm, 20-24 octobre 1980, IAEA-CN-39/22.

Dupuis, Villeroux, Villeneuve travaillent à l'IPSN, au CEA de Fontenay-aux-Roses. Oury travaille au SCSIN.

660.

Les premières études probabilistes de sûreté (EPS) françaises seront publiées en 1990. La première (EPS 900), concernant un réacteur standard du palier 900 MWe, aura été réalisée par le Département d'Analyse de Sûreté de l'IPSN avec la participation de Framatome et financée par le SCSIN. La deuxième (EPS1300) aura été réalisée par EDF sur la tranche 3 (1300 MWe) de Paluel.

661.

Wanner, J. C., Etude de la Sécurité des Aéronefs en Utilisation (ESAU), octobre 1969.

662.

D'après : Toulouse, Pierre, «Evaluation de la sécurité de systèmes d'avions récents», in : «Utilisation des méthodes probabilistes dans l'aéronautique et le domaine nucléaire», Compte rendu de la journée organisée le 30 janvier 1979 par la Section Sûreté-Environnement de la Société Française d'Energie Nucléaire, Revue Générale Nucléaire, 1979, N°4, Juillet-Août, pp. 402-403.

M. Toulouse est alors Chef du Service «Sécurité Systèmes», SNIAS, Toulouse.