11.2.1. L'enjeu des études sur les RNR

Au CEA, on ne souhaite pas vivre à nouveau le traumatisme subi lors de l'adoption du PWR et des règles de sûreté américaines, alors qu'une méthodologie française, la méthode dite des barrières, jugée plus réaliste, plus positive, avait été développée au cours de la décennie soixante. L'obligation de suivre les différentes réglementations américaines et surtout leur évolution qui va conduire à un durcissement croissant des normes pouvait être vécu comme un mal nécessaire, en tout cas comme une perte de souveraineté. C'est pourquoi dans le cadre du développement des réacteurs à neutrons rapides, il s'agit pour le CEA d'élaborer une stratégie à l'égard des concurrents, en matière de sûreté.

Ceci est exprimé on ne peut plus clairement par Jean Bourgeois lors d'un réunion-programme du CEA en octobre 1972 :

‘«La réussite commerciale de la filière rapide est un objectif prioritaire du CEA. La sûreté est un point clef des actions à penser pour cette réussite à double titre :
- elle peut jouer un rôle direct sur les décisions techniques de base,
- elle peut étayer fortement des options que nous désirons retenir et imposer à l'étranger pour des motifs commerciaux ou d'opportunité technique.
Notre doctrine de sûreté doit donc être à la fois :
- cohérente avec celle des autres filières, c'est-à-dire en particulier se caractériser par son aspect positif et se distinguer ainsi sans gros risque de conflit de la doctrine américaine;
- acceptable par les autorités ministérielles responsables des autorisations;
- recevable et exportable à l'étranger.»676

Vis-à-vis des autorités réglementaires mais aussi du public, la méthode des barrières présente un certain nombre d'avantages, qui doivent lui permettre d'être aisément acceptée sur la scène internationale : elle ne se contente pas de vérifier qu'un certain nombre de règles ont bien été appliquées mais souligne les moyens mis en œuvre par les concepteurs pour parer à la défaillance des barrières successives, ce qui est plus convaincant et démonstratif. Dans le premier cas en effet, le public ou l'autorité réglementaire est placée en position d'inspecteur, qui peut toujours mettre en doute le fait que le nombre et la sévérité des réglementations sont suffisants (et la tendance logique est alors l'exigence de leur renforcement), alors que dans le second cas, on est placé dans l'optique technique de celui qui conçoit, dont on est amené à partager la démarche et les efforts, dans un processus plus rationnel et intuitif, puisqu'on s'intéresse d'abord à la tenue de la première barrière, puis de la seconde, puis de la troisième… Par ailleurs, cette approche n'est pas contradictoire avec la méthode américaine qui à la fin analyse la réponse du réacteur à un certain nombre d'accidents. Dans la méthode du CEA en effet, chaque barrière est analysée dans les différentes situations de fonctionnement, en fonctionnement normal, incidentel ou accidentel.

Mais si la démarche présente des garanties de rigueur intellectuelle et de facilité de communication entre les différentes parties, encore faut-il qu'elle soit portée par des gens crédibles. Or le retard français en matière de règles de sûreté, que ce soit du côté de l'administration ou des industriels, place la France «en situation défavorable vis-à-vis de l'étranger»677. Du côté de l'administration, Bourgeois déplore en 1972 l'absence ou l'insuffisance de la réglementation technique en général, que ce soit pour l'utilisation des codes de calcul, les procédures des contrôles de qualité, la systématisation des épreuves avant mise en service, ou l'absence de normes et critères officiels. Mais ce problème trouvera quelques mois plus tard un début de solution avec l'établissement du Service Central courant 1973, dont la principale tâche sera précisément de rédiger cette réglementation. Par ailleurs, faute du peu de soutien des industriels qui se préoccupent peu de systématiser les études de fiabilité, la France est en retard dans l'utilisation d'évaluations probabilistes. Or les études probabilistes sont le seul outil qui pourrait permettre de relativement quantifier ce domaine de la sûreté qui s'avère parfois fort subjectif. Cette quantification de la sûreté serait d'autant plus intéressante à promouvoir que, note Bourgeois, «on constate partout au monde une certaine inhomogénéité entre les critères de sûreté précis pour les réacteurs à eau, et les tendances assez mal définies mais plus sévères pour les réacteurs rapides : prise en compte pour ces derniers, et non dans le cas de l'eau légère, d'accidents tels que rupture de cuve (pourtant non en pression) et de perte de pompage primaire à pleine puissance sans chute des barres de sécurité.»678

Parmi les causes de cette situation, Bourgeois mentionne les incertitudes techniques propres à cette filière (voir plus loin), sa jeunesse sur le plan technologique mais aussi le fait que les USA «ne sont manifestement pas pressés de la faire déboucher commercialement.» C'est pourquoi, afin de ne pas se trouver à court terme mis devant des faits accomplis venant surtout des USA, les Français ont décidé de prendre l'initiative. Le DSN, avec le concours des deux autres départements du CEA partie prenante dans le développement de cette filière, le Département d'Etudes et de Développement des Réacteurs (DEDR de Georges Vendryes) et le Département de Construction des Réacteurs (DCR de Rémy Carle), et en accord avec EDF, a commencé de rédiger des recommandations détaillées pour les critères de sûreté à retenir pour les grandes centrales du type 1200 MWe. Ce document qui doit être discuté avec le ministère de tutelle se veut un premier pas vers l'établissement d'une réglementation technique plus rigoureuse qui permette à la France de proposer concrètement une ligne de conduite «plutôt que de nous faire imposer des critères par les USA comme cela a été le cas pour l'eau légère.»679

Cette question est d'autant plus importante que les organisations internationales cherchent toutes à diriger les opérations d'harmonisation de la réglementation ou des critères de sûreté. Selon Bourgeois, «c'est une opération très louable en principe mais qui, si elle est prématurée, risque de se traduire par des surenchères sur le plan de la sévérité - parfois gratuite - des dispositions imposées. Dans ces conditions, la participation du Service Central et du CEA à ses réunions reste très prudente.»680 Le CEA estime cependant que l'objectif n'est pas de développer un système autonome, mais de coopérer avec l'étranger, sous la forme d'accords bilatéraux.

Notes
676.

J. Bourgeois : «Doctrine de sûreté pour les réacteurs rapides; problèmes posés par la collaboration avec l'étranger», 24 octobre 1972, DSN/BEVS/72-358. Archives CEA, Fonds du Haut-Commissaire, F3.23.49, «Réunions programmes 1972-1980».

677.

Ibid.

678.

Ibid.

679.

Ibid.

680.

A. Gauvenet, «Note pour le comité : Evolution de la mission Protection et Sûreté Nucléaires en 1973-1974» du 6.6.74. Archives CEA, Fonds du Haut-Commissaire, F5.09.47.