11.2.3.1. La séance de la CSIA du 28 juillet 1968

Les membres de la commission présents à la séance sont le Haut-Commissaire Francis Perrin et messieurs Finkelstein et Horowitz. Les présidents des cinq sous-commissions sont présents : Bourgeois (assisté de Vathaire), Lecorché, Régnaut, Duhamel, Sousselier. Une vingtaine d'experts ou de membres de l'équipe Phénix participent également à la réunion.

En introduction à la séance682 de la commission Bourgeois rappelle qu'au point de vue danger potentiel, le réacteur contient 960 kg de plutonium environ et le circuit primaire 948 tonnes de sodium. Il note d'autre part un «point assez inquiétant», la présence d'eau à proximité du réacteur due au circuit de refroidissement du béton et du circuit de refroidissement des moteurs des pompes primaires.

Conformément à la doctrine de sûreté il passe ensuite à l'examen des différentes barrières. La première barrière est constituée par des gaines «qui vont se fragiliser au fur et à mesure du vieillissement du réacteur», et pour lesquelles «il ne semble pas qu'on soit arrivé encore à des conclusions bien nettes sur la tenue à l'irradiation», d'autant plus que la détection de ruptures de gaines est encore à l'étude pour Phénix. La deuxième barrière est constituée par l'enceinte primaire composée de deux parties. Enfin, il y a le bâtiment même du réacteur, qui dans le projet envisagé est un bâtiment à faible taux de fuites et qui résisterait à une surpression de 40g/cm2 environ. L'extraction est prévue sur filtres, mais leur efficacité en cas de feu de sodium «n'est pas à l'heure actuelle tellement certaine.» En raison de toutes ces incertitudes Bourgeois estime qu'il faut porter une attention particulière à l'enceinte primaire. Cette mise en perspective effectuée, les projeteurs peuvent alors plaider.

Initiateur des recherches en matière de réacteurs à neutrons rapides au CEA, M. Vendryes, alors Chef du Département de Recherche Physique, résume pour la commission l'esprit dans lequel ont été abordés les problèmes de sûreté de Phénix. En tout premier lieu les projeteurs ont procédé à l'analyse des causes d'accidents vraisemblables683 et ont vérifié que les parades existent pour éviter que l'installation ne soit endommagée et pour permettre qu'elle puisse être remise en état, à la suite d'un accident. Les deux préoccupations essentielles concernant ce type d'accident ont été d'assurer la permanence du refroidissement et d'assurer la chute des barres de sécurité chaque fois que nécessaire.

Dans un deuxième temps, des études ont été faites sur des situations que Vendryes qualifie «d'invraisemblables» : «Ces situations invraisemblables supposent en effet que se conjuguent simultanément un certain nombre de conditions défavorables et surtout elles supposent une chaîne d'événements dont la possibilité du déroulement physique est très hypothétique dans l'état actuel des connaissances. On ne peut démontrer que ces accidents sont absolument impossibles, car nos connaissances dans ce domaine présentent encore des lacunes, et il est difficile de faire des essais ou de réaliser des expériences dans des conditions représentatives; mais on peut considérer honnêtement que ces accidents ne sont pas réalistes, en particulier les accidents à caractère explosif. C'est pourquoi on s'est refusé à présenter un accident maximum qui serait l'enveloppe de tous les autres.»684

Mais Vendryes précise que les concepteurs ne se sont pas bornés à assurer la protection du voisinage contre les seuls accidents vraisemblables : ils ont pris une marge de protection supplémentaire «considérable», au niveau de l'enceinte primaire.

Après Vendryes, Rozenholc rentre dans le détail et présente les différentes mesures prises dans l'avant-projet que ce soit pour faire face aux fuites d'argon, aux fuites de sodium, aux accidents de réactivité ou à l'arrêt général du refroidissement. Passant ensuite à l'analyse des accidents «invraisemblables» d'origine interne tel que l'arrêt du débit primaire sans chute de barres ou le bouchage total et rapide et la fusion d'un assemblage, il montre combien ils sont peu probables, mais signale qu'un degré de précaution supplémentaire a été pris malgré tout à la conception. En ce qui concerne les explosions éventuelles, pour lesquelles «aucune étude menée jusque-là n'a permis de découvrir par quel mécanisme elle pourraient être initiées», des calculs ont été menés, de façon pessimiste, en choisissant des conditions initiales telles que rampe de réactivité, température initiale, présence ou non de sodium. Ces calculs aboutissent à une énergie totale produite de 5000 MJ, équivalents à une énergie mécanique de 500 MJ, correspondant grosso modo à 100 kg de TNT. M. Storrer reconnaît que les dégâts d'une telle explosion sont très difficiles à évaluer, et que la probabilité pour que le bâtiment résiste est très faible (10-1 à 10-2). C'est pourquoi les responsables du projet estiment que même si on arrivait à trouver un mécanisme vraisemblable conduisant à une explosion, il serait beaucoup plus utile d'améliorer les méthodes pour en empêcher la naissance plutôt que de renforcer le bâtiment. A l'appui de sa démonstration, Storrer se réfère au Colloque d'Aix en Provence de 1968 consacré à la sûreté des réacteurs à neutrons rapides où aucun parmi les mécanismes d'accidents présentés ne conduisait à des phénomènes explosifs.

La conclusion de la séance est fort intéressante puisque Bourgeois exprime un certain nombre d'interrogations qui justifient une attitude prudente : «On se trouve dans un cas assez inhabituel. En effet, pour les réacteurs thermiques classiques, on avait l'impression de pouvoir maîtriser, au moins par le calcul, tous les phénomènes neutroniques. Par contre, pour les réacteurs rapides, on est beaucoup moins bien armé et si quelque chose d'anormal se passe dans le cœur on est assez incapable d'en prévoir les développements. D'autre part, il faut noter que le bâtiment proposé pour le réacteur résistera à une pression de 40 millibars, ce qui correspond à la combustion de 150 Kg de sodium, qui représentent seulement le 1/10 000 du circuit primaire. Dans ces conditions, il est absolument nécessaire d'assurer l'intégrité de l'enceinte primaire.»685

Pour Bourgeois, étant donné les incertitudes d'appréciation du développement des accidents - même invraisemblables - il faut imposer au Chef de projet de réserver la possibilité de mettre au-dessus du cœur une enceinte métallique de dimensions réduites, mais de résistance et d'étanchéité suffisante. Cette exigence entraîne alors un débat sur l'utilité de cette cloche.

En conclusion, le Haut-Commissaire Francis Perrin qui préside la séance, se range à l'avis de Bourgeois. En outre, il juge que la séance montre que de nombreuses études sont encore nécessaires avant que la Commission puisse approuver l'ensemble du projet Phénix. Pour ce qui concerne le choix du bâtiment réacteur, il estime que demander un bâtiment plus résistant que celui proposé n'aurait pas grand sens, car on ne saurait guère à quelle limite s'arrêter. La Commission adopte donc les recommandations de la Sous-Commision de Sûreté des Piles686, fixant la résistance de l'enceinte primaire aux explosions de cœur de 500 MJ d'équivalent mécanique (l'énergie maximale calculée), sans projection, ni fuite de sodium primaire, avec obligation de réserver la possibilité d'installer au-dessus de la dalle une cloche métallique, si les études en révèlent la nécessité.

Notes
682.

Archives CEA, Fonds du Haut-Commissaire, F5 26 55, compte rendu de la réunion de la CSIA du 11 juillet 1968.

683.

M. Vendryes les définit comme «ceux dont on estime qu'ils présentent une probabilité non négligeable de se produire au cours de la vie du réacteur, même si les cas où ils peuvent se manifester sont assez rares et exceptionnels. L'appréciation de ce caractère vraisemblable est bien évidemment assez subjective; mais elle résulte du consensus d'un certain nombre de gens sérieux, qui ont eu à formuler leur opinion et à prendre position tout au long des études.»

684.

Georges Vendryes, PV de la réunion de la CSIA du 11 juillet 1968.

685.

Jean Bourgeois, PV de la réunion de la CSIA du 11 juillet 1968.

686.

Jean Bourgeois en est le Président.