11.2.6. Recherches en matière de sûreté : une optique biaisée ?

On ne peut manquer de s'interroger sur la logique des études de sûreté. Les opposants font remarquer que des études sont lancées pour vérifier un certain nombre de paramètres alors que la décision de construction est déjà prise. Cette question semble particulièrement pertinente pour les réacteurs rapides, où l'empressement domine, et pour lesquels le CEA apparaît beaucoup plus partie prenante. Certaines expressions, qu'on pourrait mettre sur le compte de la maladresse en matière de communication, peuvent en effet laisser songeur. Un responsable des études de sûreté du CEA, dans un texte pour la revue Annales des Mines, alors que les options fondamentales de sûreté SPX1 ne sont pas arrêtées et que des études sont nécessaires pour les confirmer, écrit par exemple : «il est attendu de ces études des résultats sur lesquels on puisse baser les analyses de sûreté, ce qui permettra d'atténuer les rigueurs d'une analyse qui est actuellement trop pessimiste, faute de tels résultats expérimentaux.»691 L'analyste adopte une attitude prudente en aggravant les conditions d'examen du fait de connaissances insuffisantes, mais est-ce son rôle de souhaiter le succès (l'inverse serait tout aussi choquant) de la filière qu'il examine ? Les études de sûreté sont conçues comme un moyen de promouvoir la filière en démontrant que les marges de sécurité sont excessives : si les résultats sont favorables, on pourra imposer des conditions de sécurité moindres, et donc contribuer à la diminution du coût de l'installation.

Pour répondre aux interrogations sur la déontologie des études de sûreté, c'est encore Jean Bourgeois qui développe, en 1973, un argumentaire qui sera de nombreuses fois cité ou repris par les responsables successifs de la sûreté au CEA :

‘«Tous les organismes de recherche nucléaire, publics ou privés, consacrent actuellement une part notable de leurs activités à la solution de problèmes relevant de la sûreté. On pourrait s'en étonner, jugeant qu'il y a contradiction apparente entre le fait d'autoriser la mise en service d'un réacteur nucléaire, sans risques inacceptables pour les travailleurs et le public, et l'engagement de dépenses importantes pour résoudre les problèmes techniques liés à la sûreté de ces mêmes installations.
En fait, il n'y a pas à notre avis de réelle contradiction. La sûreté nucléaire résultera toujours d'un compromis effectué sur la base des connaissances disponibles et devra s'adapter en permanence à l'évolution de ces connaissances, qu'elle résulte de recherches en laboratoire ou du fonctionnement des installations en service. Dans leur examen, les analystes de sûreté s'efforceront toujours de se placer du côté conservatif, c'est-à-dire de conserver des marges de sécurité surabondantes et de ne les abandonner qu'au vu de résultats expérimentaux indiscutables. La recherche a donc essentiellement pour but de préciser l'importance réelle des marges, et éventuellement de permettre leur réduction. Il ne faut cependant pas exclure qu'elle fasse également apparaître que des éléments importants ont pu être sous-évalués et qu'elle contribue à la tendance générale actuelle d'une diminution de la probabilité des risques liés à l'utilisation de l'énergie nucléaire.»692

A partir de 1980, des discussions ont lieu entre les trois protagonistes de la sûreté nucléaire en France, l'exploitant (EDF et CEA-groupe), l'expert technique des autorités (l'IPSN), et les pouvoirs publics (SCSIN) pour définir les caractéristiques de sûreté des futurs réacteurs à neutrons rapides qui succéderont à SPXI. Les discussions aboutissent à un consensus entre les partenaires, en particulier sur l'épineuse question de savoir quels accidents graves prendre en compte, les accidents hors dimensionnement (HD). Une nouvelle définition de ces accidents émerge : ceux-ci se caractérisent non seulement par leur faible probabilité (et des grandes conséquences, sinon la sûreté ne s'en préoccupe pas), mais aussi par le fait que ces accidents doivent être évalués suivant un ensemble de règles, calculs ou essais, moins rigides que ceux utilisés pour les différentes catégories d'accidents de dimensionnement. Selon EDF, les accidents HD peuvent être exclus, ce qui n'est pas l'avis de l'IPSN.

S'appuyant sur l'évolution des connaissances depuis la conception de Superphénix concernant la fiabilité des systèmes d'arrêt et au vu des programmes de recherche et développement engagés, le SCSIN693 accepte la démarche proposée par EDF consistant à mettre l'accent sur la prévention des accidents et non sur la solidité du confinement en cas d'accident hypothétique pour les réacteurs qui doivent suivre Superphénix. Ainsi, l'hypothèse d'accidents dégageant une forte énergie n'est pas retenue pour le dimensionnement de Superphénix II et l'étude de risques ne prend en compte les accidents qu'à un niveau plus bas.

Les «connaissances acquises» qui «permettent de mieux cerner la concevabilité des accidents graves hypothétiques»694 sont également invoquées par les responsables de l'IPSN pour justifier la démarche de sûreté retenue pour les réacteurs suivant Superphénix I. Par contre, si l'accident majeur envisagé pour SPX1 apparaît moins concevable qu'il avait paru quelques années auparavant, l'attention des spécialistes de sûreté s'est focalisée sur les accidents d'assemblages : les causes et les conséquences d'une surchauffe locale avec fusion au sein d'un assemblage d'éléments combustibles sont particulièrement examinées et en particulier la possibilité d'une extension de la fusion aux assemblages voisins. En effet, les conséquences d'un tel accident seraient moins importantes que celles de l'ADC, à condition toutefois que l'accident ne puisse pas se généraliser aux assemblages voisins. L'IPSN estime nécessaire d'envisager pour les accidents de dimensionnement la prise en compte de la fusion de 7 assemblages et non pas 1, car il paraît peu probable que l'exploitant arrive jamais à démontrer la non-possibilité de propagation de la fusion d'un assemblage aux assemblages voisins.695

Notes
691.

Lelièvre, J., «L'analyse de sûreté et les études correspondantes», op. cit., p. 58.

692.

Bourgeois, J., “L'analyse de sûreté des réacteurs de puissance en France. Principes généraux et applications pratiques”, Symposium sur les principes et les règles de sûreté des réacteurs, Jülich, 5-9 février 1973, IAEA,SM-169/16, p. 161.

693.

Lavérie, M., Avenas, M., «Les réacteurs à neutrons rapides : le point de vue de la sûreté», Annales des Mines, Janvier 1984, pp. 47-54.

694.

Tanguy, P., Pelcé, J., «L'importance de la recherche dans les progrès de la sécurité nucléaire», Revue Générale Nucléaire, 1983, N°3, mai-juin, pp. 125-218.

695.

IPSN. Réunion «sûreté des réacteurs à neutrons rapides», 12 mars 1980. Archives CEA, Fonds du Haut-Commissaire, F3 23 49.