11.3. une nouvelle discipline scientifique de l'energie atomique

La décennie soixante-dix voit véritablement l'émergence d'une nouvelle spécialité au sein du monde de l'énergie nucléaire français, la sûreté nucléaire. De nombreux faits l'attestent, que ce soit le nombre de colloques spécialisés, l'internationalisation du domaine qui conduit à l'uniformisation des méthodes et à l'élaboration d'un consensus sur les règles et pratiques à codifier. Les contrats de recherche sont plus nombreux, plus volumineux, et débordent le cadre national.

L'ampleur du travail à accomplir par les organismes de sûreté oblige à un recrutement de personnel. Or Jusque-là, la sûreté était l'affaire de missionnaires, d'éclaireurs. Avec l'institutionnalisation de la sûreté, une nouvelle carrière peut s'offrir à certains. Au CEA, nombre de techniciens qui étaient impliqués dans les projets de développement de certaines filières finalement abandonnées sont désormais disponibles pour les activités de sûreté. C'est le cas notamment de Tanguy , unanimement considéré comme très brillant696, auparavant responsable des projets de réacteurs au CEA, attiré par Bourgeois pour assurer sa succession. Avec le lancement du programme d'équipement nucléaire français, le besoin d'analyses pour l'autorisation des réacteurs croît brutalement. Le Département de Sûreté Nucléaire du CEA est amené à augmenter ses effectifs et doit recruter au sein du Commissariat, mais aussi à l'extérieur du domaine nucléaire.

Le milieu des années soixante-dix voit également l'apparition des premiers discours des spécialistes de la sûreté sur leur discipline, les premières tentatives de définitions de la spécificité de leur champ d'activité. En 1974 par exemple, un chef de service des études de sûreté précise les tâches et le profil des ingénieurs chargés de l'analyse de sûreté : «les ingénieurs qui participent à l'analyse de sûreté des réacteurs appartiennent à deux catégories distinctes et complémentaires, les généralistes et les spécialistes. Les généralistes, groupés par filière (réacteurs à eau ordinaire, à neutrons rapides…) prennent en charge l'évaluation de la sûreté de chacune des installations soumises à examen. Ils suivent celles-ci à tous les stades de leur développement (conception, construction, mise en service et fonctionnement) pour fournir des données techniques d'appréciation et proposer les avis de sûreté nécessaires aux autorités responsables. L'expérience acquise par ces généralistes intervient pour une grande part dans l'élaboration de leur jugement. Ils ont en effet la charge de tenir constamment à jour la somme des connaissances acquises sur le plan de la sûreté dans la filière à laquelle appartiennent les installations examinées, et ceci aussi bien en conditions normales qu'en conditions incidentelles ou accidentelles. Pour remplir cette mission, les généralistes doivent avoir le souci du maintien de relations étroites avec les exploitants. Néanmoins les problèmes techniques posés aux généralistes par les installations font appel à un nombre si grand de disciplines qu'il est nécessaire en outre de disposer d'un ensemble de spécialistes de ces disciplines. Ces derniers, qui rassemblent chacun la somme des connaissances acquises dans leur technique, sont capables de fournir aux questions posées par les généralistes soit une réponse, soit un constat de lacune.»697

Le nombre de domaines technologiques abordés par la sûreté nucléaire confirme son importance : outre les domaines classiques de l'énergie nucléaire (neutronique, mécanique, thermique, hydraulique, transferts radioécologiques), de nouvelles recherches spécifiques sont mises au pied comme les études concernant les accidents possibles, les études des sites (transferts des produits radioactifs…), apportant de nouvelles méthodes (l'approche probabiliste).

Des concepts communs pour les analyses se dégagent progressivement, qui sous des noms différents et avec des nuances, reposent sur une démarche semblable. Ces analyses comprennent schématiquement les différentes phases suivantes : vérification que les barrières physiques sont valides en fonctionnement normal et accidentel; examen des «fonctions de sûreté» associées à la défense des barrières; étude des conséquences d'accidents hypothétiques dont le déroulement résulterait de multiples transgressions dans les consignes ou défauts de fonctionnement : c'est le concept de «défense en profondeur»; évaluation par les probabilités associées aux différents défauts de fonctionnement envisageables.

L'analyse de sûreté des réacteurs ayant permis de déterminer les séquences accidentelles majeures, les phénomènes physiques intervenant au cours de l'accident sont identifiés. Des installations spécifiques sont conçues pour reproduire les conditions auxquelles est soumis le combustible au cours d'un accident, et qu'il est encore impossible de simuler sans expérience. Ainsi en France, les installations CABRI et SCARABEE sont spécialement dédiées aux études de sûreté des réacteurs à neutrons rapides. Elles seront bientôt rejointes à partir de 1979 par l'installation PHEBUS consacrée à la modélisation des accidents de perte de refroidissement primaire des réacteurs à eau sous pression.

La délimitation du champ spécifique des études et recherches n'est pas pour autant aisée, car dans bien des domaines la frontière entre le domaine de la sûreté et celui du projet est en partie arbitraire. C'est le cas notamment des études de fiabilité ou de combustibles, qui sont à la fois importantes du point du vue du fonctionnement et de la sûreté. Mais deux grands domaines sont réellement nouveaux : les études qui concernent la prévention des accidents (contrôle non destructif et inspection en service des cuves de réacteur) et les études qui relèvent du concept de défense en profondeur en perfectionnant l'analyse du déroulement de séquences accidentelles hypothétiques (exemple de l'ECCS).

L'indépendance croissante du champ d'investigation des experts de la sûreté nucléaire donne une position particulière aux hommes qui en ont la charge et même une vision propre, des intérêts différents de ceux des industriels, des exploitants, ou encore des autorités réglementaires. Cette vision particulière de la chose nucléaire est surtout sensible en ce qui concerne les études probabilistes, dont les hommes de la sûreté sont d'ardents défenseurs, tandis que les développeurs les considèrent dans un premier temps comme une marotte qui permet de faire de brillantes communications de congrès mais n'apporte pas grand-chose aux concepteurs. Il en va de même pour l'étude des accidents considérés comme «invraisemblables».

Les années soixante-dix portent la marque en France de l'adoption de la technologie des réacteurs à eau sous pression américains. Le choix de cette filière a d'importantes répercussions tant au niveau des institutions chargées de la sûreté qu'au niveau de la doctrine de sûreté. Les intérêts qui peuvent s'avérer différents entre les acteurs de la scène nucléaire française conduisent à mieux codifier le processus de prise en charge de la sûreté. Un Service Central de Sûreté des Installations Atomiques est ainsi créé au sein du ministère de l'industrie pour arbitrer entre le CEA et EDF en matière de sûreté. Les rôles sont désormais mieux distingués entre les trois pôles du complexe nucléaire : les industriels promoteurs (EDF-Framatome), les experts de plus en plus distincts du CEA, et l'autorité administrative qui est confiée aux ingénieurs du Corps des Mines. Cependant, la rupture n'est pas complète avec le fonctionnement de l'expertise telle qu'elle était pratiquée alors que le CEA détenait un quasi monopole de la chose atomique. C'est même plutôt la continuité qui prédomine : à côté de la cheville ouvrière de l'expertise constituée du Département de Sûreté Nucléaire du CEA puis de l'IPSN, les groupes d'experts chargés d'émettre des avis avant la construction ou le démarrage des installations regroupent toujours les différentes parties prenantes pour discuter de la sûreté des installations. Les procédures de décision en matière de sûreté restent encore cloisonnées et les discussions demeurent internes au monde nucléaire dans son ensemble. D'ailleurs, alors que dans les autres pays occidentaux les règlements en matière de sûreté se multiplient, la réglementation française avance elle à pas comptés : les discussions techniques ont lieu au cas par cas, la jurisprudence s'élabore lentement au fur et à mesure des analyses. La réglementation ne doit pas freiner inutilement la réalisation du programme électronucléaire. Cependant, les différences d'appréciation entre les différentes parties se cristallisent progressivement, au fur et à mesure du renforcement des structures et des compétences des experts et des autorités.

Sur le plan de la doctrine, les règles américaines de conception ont été importées, les analyses techniques se sont alignées sur les pratiques américaines. Une des conséquences de ce transfert de technologie a été l'élan impulsé en France en matière de qualité industrielle de la construction, les règles américaines étant très formalisées en la matière. Les nombreux débats qui se tiennent aux Etats-Unis sont suivis attentivement en France par les experts de la sûreté. L'un d'entre eux, le débat autour de l'approche probabiliste de la sûreté, sépare nettement les protagonistes de l'énergie nucléaire en France : d'un côté, les industriels sont hostiles à cette approche car ils craignent que de nouvelles règles viennent se superposer aux anciennes et pour eux, l'approche probabiliste n'est pas un outil opératoire pour la conception. De l'autre, les experts et l'administration voient dans cette méthode une façon d'aborder la sûreté de façon plus cohérente, mettant l'accent sur certaines failles à la conception. Ils s'appuient d'ailleurs sur les résultats des études américaines pour exiger de l'exploitant que certains scénarios accidentels jugés par lui très hypothétiques soient mieux étudiés, alors que la licence américaine ne l'exige pas.

Tous ces débats se tiennent alors que des études et recherches sont lancées spécifiquement sur les questions de sûreté pour faire progresser certaines connaissances. Dans le cas des réacteurs à eau sous pression, la référence existe, les méthodes sont connues. Certains paramètres doivent être vérifiés comme les codes de calcul, les hypothèses retenues par les concepteurs, leurs évaluations en matière d'accidents. C'est le cas de la possibilité de rupture de la cuve, considérée comme non croyable aux Etats-Unis. Pour les réacteurs à neutrons rapides qui sont développés en France avec une certaine avance sur les pays étrangers, les études de sûreté déterminent la conception : les hypothèses retenues en matière d'accident grave servent à dimensionner le confinement du réacteur. Le progrès des connaissances doit permettre de s'affranchir de marges de sécurité trop contraignantes. Les positions respectives des experts, autorités et industriels français apparaissent là beaucoup moins distinctes que pour les réacteurs à eau. On entend prendre sa revanche sur les concepts américains avec un futur développement industriel de réacteurs de cette filière.

Notes
696.

Selon le témoignage d'un cadre du CEA rencontré par hasard à Fontenay-aux-Roses et qui qualifie Tanguy de «maître à penser», ce dernier aurait dû devenir Haut-commissaire.

697.

Lelièvre J., «L'analyse de sûreté …», op. cit., p. 55.