12.1.2. Une politique industrielle : la standardisation

C'est donc au pas de charge qu'est menée par la Direction de l'Equipement la vaste opération consistant à concevoir et bâtir un parc de centrales électronucléaires. Pour mener à bien ce chantier, c'est une politique de standardisation qui est adoptée par le Directeur de l'Equipement, faisant subir à ses troupes une véritable révolution culturelle : l'époque plus «poétique» des prototypes élaborés par chaque équipe chacune dans sa région d'Equipement est abandonnée au profit d'une logique d'efficacité industrielle. Accentuant la centralisation des moyens effectuée sous son prédécesseur, Michel Hug 699 qui est à la tête de l'Equipement depuis 1972 (et jusqu'en 1982) va se battre avec une «volonté farouche» selon ses propres termes, pour l'identité des tranches, appliquant en cela des idées démontrées auparavant sur le thermique classique : la Direction de l'Equipement, qui avait réalisé une trentaine de tranches en thermique classique, avait montré chiffres en mains que les 9 dernières tranches 700 , toutes identiques - c'était la première fois qu'EDF réalisait des tranches à l'identique depuis la nationalisation - avaient obtenu des résultats «faramineux» par rapport à la moyenne des autres en termes de délais, de fiabilité, de coût.

Avec la standardisation, c'est également la fin d'une époque plus «physique», celle des réacteurs à graphite-gaz, dont la conception était avant tout basée sur des critères de physiciens, plus qu'en fonction de critères d'efficacité industrielle. A propos de ce tournant industriel, Michel Hug, qui sera un peu considéré comme un «faux-frère» dans son propre milieu, cite cet adage souvent utilisé pour illustrer un défaut propre aux ingénieurs, obnubilés par la perfection et par l'originalité technique de leur machine : «pour perdre de l'argent, il y a trois moyens : les femmes, le jeu et les ingénieurs. L'argent, c'est le plus rapide, les femmes c'est le plus agréable, mais les ingénieurs, c'est le plus sûr.»

A propos de cette tendance, particulièrement présente dans le corps des ingénieurs français, Michel Hug relate le choc qu'il a lui-même vécu, étudiant, lors de son PhD aux Etats-Unis : «J'ai subi un métissage intellectuel aux Etats-Unis et j'en ai parfaitement conscience. En sortant de l'X, en sortant des Ponts, passer deux ans dans l'Iowa, et dans une grande université de l'Iowa, l'X et les Ponts, on ne connaît pas ! : «Mettez-vous là et montrez ce que vous savez faire !» Je vous assure que c'est raide comme adaptation ! Je leur ai fait un peu ce coup-là aussi, il y a eu un changement culturel formidable.» 701

Or la mise en œuvre d'une politique de standardisation n'est pas sans poser des problèmes à cause de l'évolution des techniques, puisqu'une centrale se conçoit puis se construit sur plusieurs années et que les progrès faits dans l'intervalle peuvent suggérer un certain nombre de modifications. Comme le confirme Lamiral, de l'ancienne équipe de la Direction de l'Equipement, «les techniques évoluent dans le temps de façon continue mais parfois aussi d'une façon discontinue et vouloir réaliser une série d'installations identiques conduit implicitement à s'interdire de faire bénéficier les installations successives de cette évolution pendant toute la durée de réalisation de la série, ce qui s'oppose à la tendance naturelle des ingénieurs, de chercher à réaliser les installations les plus performantes et les plus perfectionnées. Dans ces conditions l'un des problèmes les plus difficiles à résoudre est de déterminer à quel moment il faut arrêter une série et engager la suivante.»702

L'idée de base, explique Michel Hug, était de faire en sorte que l'expérience acquise sur le premier réacteur PWR 900 soit encore valable pour le dernier de la série, et pour tenir compte des avancées techniques, ce progrès devait être «discrétisé» : CP0, CP1 et CP2. Il a donc fallu peser parmi toutes les modifications que suggéraient les ingénieurs celles jugées très importantes et qui justifiaient qu'on les applique depuis le début (et donc qu'on redémonte éventuellement des pièces sur les centrales déjà construites, ce qui est arrivé sur Fessenheim) de celles qu'on pouvait garder pour la sous-série suivante (CP1 par rapport à CP0) ou le palier suivant (1300).

La standardisation était d'autant plus importante qu'elle devait permettre de limiter le risque industriel encouru avec le choix d'un seul type d'installation, le PWR Westinghouse, depuis l'abandon de l'option BWR au cours d'un conseil interministériel d'août 1975. Mettant tous ses œufs dans le même panier, il était de la plus haute importance pour le Directeur de l'Equipement de minimiser le risque, tout d'abord en s'appuyant sur un modèle a priori éprouvé, le pressurisé Westinghouse 900, puis en faisant en sorte que l'expérience acquise sur les premières tranches reste valable pour les suivantes. Car quelle que soit la qualité d'un bureau d'études et de ses ingénieurs, lancer une nouvelle machine comporte toujours un risque par rapport à l'habitude et à la connaissance que l'on a d'une plus ancienne.

Par ailleurs, la standardisation était le moyen de lancer une véritable industrie nucléaire française, ce qui n'avait pas été le cas avec le graphite-gaz. Grâce à la référence d'exploitation d'EDF, Framatome pouvait se présenter à l'exportation avec ce modèle de réacteurs identiques et assurer ses clients potentiels qu'ils achèteraient le même produit que celui en fonctionnement chez l'opérateur français.

Notes
699.

Michel Hug est l'une des grandes figures d'ingénieur du nucléaire français. Il est considéré comme l'un des principaux artisans de l'équipement nucléaire de la France, certains allant même jusqu'à dire que «le programme nucléaire, c'est Hug.» C'est en effet au cours des dix années pendant lesquelles il est à la tête de la Direction de l'Equipement d'EDF que sont conçues et réalisées les tranches qui équipent majoritairement le parc nucléaire français (paliers CP1, CP2, P4 et P'4).

Polytechnicien (X 1949), ingénieur des Ponts et chaussées, Michel Hug soutient une thèse en 1956 sur le thème de la cavitation. Il est embauché en 1956 aux Etudes et Recherches d'EDF, à son retour de stage au Massachusetts Institute of Technology. Directeur de la Région d'Equipement Alpes-Sud de 1966 à 1968, il est Directeur-adjoint des Etudes et Recherches de 1969 à 1972 avant d'être nommé Directeur de l'Equipement en 1972.

700.

Il s'agit des quatre tranches d'Ambesse, les quatre de Martigues et celle de Loire 4, réalisées sous la houlette du Directeur régional de l'Equipement, Jean de Chessé.

701.

Entretien avec Michel Hug.

702.

Georges Lamiral, op. cit., p. 210.