C'est donc un contexte impératif, des délais très serrés imposés à l'électricien qui caractérisent la période de lancement du programme de réacteurs à eau légère en France. La politique choisie par la Direction de l'Equipement d'EDF pour y faire face explique ses réticences lors des débats sur la sûreté quand celle-ci apporte de nouvelles exigences qui se traduiraient sous forme de modifications des centrales en projet ou en construction, et qui conduiraient à dépareiller les tranches d'un même palier.
Michel Hug devra combattre dans son propre camp pour maintenir son cap, comme l'indique Lamiral : «Les techniciens de la Direction de l'Equipement et ceux du Département de Sûreté Nucléaire du CEA qui instruisaient les rapports de sûreté, supportèrent mal l'obligation qui leur fut faite de ne pas perfectionner les tranches successives des paliers 900 MWe et lorsqu'il fut question d'engager le premier palier 1300 MWe (P4), il fut difficile de freiner leur désir de faire bénéficier le nouveau palier de toutes les améliorations dont l'intérêt leur était apparu entre 1975 et 1976.» 703 En effet, Pierre Bacher, directeur du SEPTEN depuis 1976, confirme qu'avec Denis Gaussot, Directeur technique de l'Equipement et adjoint de Hug pour les aspects techniques, ils avaient poussé dans le sens d'une amélioration de la sûreté entre les tranches de 900 MW et les tranches de 1300 MW.
Michel Hug, de son côté, pensait que les mesures prises en matière de sûreté étaient suffisantes, voire excessives. Les déclarations du Directeur de l'Equipement en ce sens sont nombreuses. Par exemple, à la suite d'une Conférence à Washington en 1976 qui montre que l'avenir du nucléaire aux Etats-Unis semble bloqué, Michel Hug développe une comparaison entre la situation aux Etats-Unis et la France, les avantages comme ce qui pourrait être une menace en France pour le développement du nucléaire, à savoir les exigences infondées de l'administration en matière de sûreté : «…la différence essentielle par rapport aux Etats-Unis : il y a là bas une très grande dispersion des initiatives, chaque compagnie d’électricité menant pour sa part son propre programme nucléaire. Nous connaissons au contraire une concentration des efforts et des centres de décision et je crois que c’est là un atout important: un seul producteur d’électricité, un seul constructeur de chaudières nucléaires et les pouvoirs publics : voilà un schéma qui peut permettre à mon sens de développer rationnellement un effort très important, à la condition toutefois que la collaboration entre ces trois entités se déroule dans de bonnes conditions. […] J’estime que par rapport à d'autres industries le nucléaire se voit imposer dans le domaine de la sûreté des dépenses très lourdes. Les efforts engagés par un pays pour protéger ses habitants contre les risques nés de l’ère industrielle doivent être équitablement répartis. Je ne crois pas que ce soit le cas à l’heure actuelle.[…] [l’administration] pourrait faire en sorte que l’effort global de sûreté soit plus logiquement réparti - ici en renforçant les mesures, là en les assouplissant.» 704 Ou encore, parmi les «points d'interrogation» pour l'avenir de l'électronucléaire, Michel Hug pose la question suivante : «Saurons-nous éviter dans ce domaine les dépenses considérables liées à l'incohérence des coûts sociaux de la sécurité qu'entraînent les erreurs de perception des risques ?» Et plus loin : «Quand on compare les niveaux de risques utilisés dans les examens de sûreté aux niveaux utilisés pour juger de l'acceptabilité des autres développements industriels, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur les raisons de cette incohérence et sur le bien-fondé des coûts sociaux ainsi acceptés : combien de vies humaines seraient annuellement sauvées en redistribuant de façon cohérente les différentes dépenses de sûreté consenties sur l'ensemble du pays ?» 705
Michel Hug a tenu à ce que toutes les tranches 900 gardent une certaine identité, c'est pourquoi les modifications les plus importantes sont prévues pour le palier suivant, le palier 1300, par un accord tacite avec les autorités de sûreté : le palier 900 peut continuer à l'identique si les améliorations sont incorporées sur le palier 1300.
Parmi les améliorations suggérées par l'évolution technique, l'une est particulièrement symbolique puisqu'il s'agit de l'enceinte de confinement. Depuis le début du palier 900 les tranches sont construites avec une enceinte simple en béton précontraint de 90 cm d'épaisseur et recouverte intérieurement d'une peau en acier assurant l'étanchéité. Le Service Central quant à lui, en accord avec ses appuis techniques, aurait souhaité que la série 900 soit poursuivie avec des tranches comportant une double enceinte, qu'ils estiment être un vrai progrès pour la sûreté. Cette question de la double enceinte provoque quelques frictions entre EDF et les autorités de sûreté, car si EDF s'est engagée à construire des enceintes renforcées pour les tranches de 1300 MWe, elle estime que les enceintes simples apportent toutes les garanties souhaitables. Bien que le renforcement des enceintes soit annoncé dans une information de la Revue Générale Nucléaire de décembre 1977 dès les tranches à venir du site de Cruas (palier 900), c'est bel et bien avec le palier 1300 que les tranches seront construites en enceinte double, suivant en cela un accord entre la Direction de l'Equipement et le Service Central. Les experts du CEA, Bourgeois et Tanguy en particulier le regrettent, mais ils n'ont pas décidé d'en faire un casus belli pour autant. Pour les responsables d'EDF qui ont proposé la double enceinte soit intégrée au palier 1300, ce renforcement n'apparaît pas apporter de garanties supplémentaires pour la sûreté, et les discussions vont être assez longues pour déterminer quelle est la meilleure option.
Le terme «double enceinte» est d'ailleurs un peu trompeur car il induit comme une évidence qu'il s'agit d'une amélioration, «double» étant toujours meilleur que «simple». Or plutôt qu'une double enceinte, il est en fait préférable de parler d'un nouveau système pour réaliser la fonction de l'enceinte de confinement. Cette enceinte doit en effet à la fois présenter une résistance mécanique (contre les agressions externes ou les surpressions internes) et assurer l'étanchéité pour empêcher les produits de fission de s'échapper en cas d'incident. Pour le palier 900, l'enceinte en béton assure la résistance mécanique, la peau en acier assure elle l'étanchéité. Avec le palier 1300, le système est différent : une première enceinte en béton précontraint (1,20 m d'épaisseur) assure la résistance à une rupture du circuit primaire tandis qu'une deuxième enceinte externe en béton armé (55 cm d'épaisseur) protège le bâtiment réacteur des agressions externes. L'espace entre les deux enceintes est maintenu en dépression et l'étanchéité est effectuée par une reprise des fuites de l'enceinte interne. Si l'amélioration pour la sûreté n'est pas évidente pour tous avec le nouveau système, il présente néanmoins aux yeux des autorités de sûreté l'avantage de mieux prouver qu'il fonctionne correctement : il est plus facile de prouver que la reprise des fuites fonctionne puisqu'on est en dépression, que de prouver l'étanchéité de la peau en acier (qui pourrait avoir des fissures). 706
Le passage à la double enceinte est le changement le plus spectaculaire effectué entre les paliers 900 et 1300, mais d'autres améliorations sont introduites comme l'orientation radiale du groupe turboalternateur ou le remplacement du contrôle-commande électromécanique par un contrôle-commande à logique numérique (Controbloc).
Mais toutes ces améliorations s'avèrent d'un coût très élevé : une étude comparative des coûts de Fessenheim 1-2 et de Paluel 1 entreprise quelques mois après les ordres d'exécution de la chaudière et du groupe turboalternateur de la première tranche du palier 1300 révèle à la fin de 1977 que le coût par kWe pour Paluel 1-2 est supérieur d'environ 52 % à celui de Fessenheim 1-2. Ce surcoût apparaît comme étant dû pour 21% à l'augmentation générale des prix, pour 18 % à un effet de site (Fessenheim était un site favorable), 44 % à la sûreté et 14 % à la qualité. 707 La part importante de ce surcoût imputée à l'évolution des règles de sûreté fut contestée par les Autorités de sûreté, mais cette évolution fut jugée inacceptable par la Direction de l'Equipement qui demanda à ses responsables, en liaison avec le Comité des chefs des études, de revoir la conception du projet 1300 afin de diminuer le coût des centrales suivantes. Les propositions de modifications proposées en août 1978 aboutissent à la définition d'un palier dit P'4, qui diminue les coûts d'environ 10%, essentiellement par une réduction de la taille des bâtiments. L'enceinte de confinement par exemple voit son diamètre passer de 45 à 43,8 m et sa hauteur de 59 à 50 m.
De son côté, le gouvernement ne fut pas convaincu par les arguments d'EDF suspecté d'avoir, en misant sur la nationalisation de l'industrie, relâché sa vigilance dans le contrôle de l'évolution des prix. 708 André Giraud, ministre de l'industrie depuis 1978, recommande en particulier le renforcement du système de contrôle de gestion interne à EDF. Une mission d'étude des «coûts et délais du programme nucléaire» sous la présidence de Renaud de la Genière, remet son rapport le 14 septembre 1979 : l'analyse des causes des dérives constatées souligne des critères de choix non financiers qui ont été privilégiés par rapport aux critères de coût la sûreté, la sûreté, la sécurité, l'environnement, la fiabilité, les conditions d'exploitation et l'alourdissement des spécifications techniques. Sont évoqués «les goulots d'étranglement» (les sites, les monopoles techniques et la faiblesse de la concurrence, les limites de capacité industrielle) puis l'organisation des relations entre les protagonistes du programme nucléaire et la faiblesse de l'effet de série et le déclin de la productivité globale des facteurs. Le rapport préconise pour remèdes de revaloriser le critère coût en subordonnant l'adoption de toute mesure nouvelle à une étude économique «coût-avantages», de stabiliser les spécifications techniques, de desserrer les contraintes de sites en examinant avec les Pouvoirs Publics la possibilité de résoudre rapidement les difficultés rencontrées lors des procédures, réorganiser les structures pour réaffirmer l'importance de la gestion au sein d'EDF.
En interne, EDF lance en 1980 une nouvelle étude sur l'évolution du coût de construction des centrales nucléaires qui aboutit à un rapport de janvier 1982. L'étude compare le coût brut par kWe installé de Fessenheim 1,2 et celui de Paluel 1,2 : l'augmentation est de 50%. 20 % sont dus aux effets de site et aux particularités des centrales qui deviennent de plus en plus coûteuses compte tenu de la raréfaction des sites et de l'accroissement des contraintes d'environnement qui leur sont imposées; 6 % proviennent des contraintes non spécifiques aux centrales nucléaires (augmentation du coût de l'énergie, réduction des horaires de travail sur les chantiers), 24 % sont dus aux contraintes de caractère technique spécifiques aux centrales nucléaires, visant notamment à accroître la sûreté des installations et leurs performances. Selon Lamiral, «la conclusion suivant laquelle la dérive des coûts des centrales nucléaires était surtout due aux exigences techniques croissantes imposées aux centrales successives, fut admise par les Pouvoirs Publics qui demandèrent aux différentes administrations de modérer l'accroissement de leurs exigences.» 709
Cette question sera suivie d'une enquête effectuée par l'Inspection Générale des Finances, puis d'une enquête effectuée par la Cour des Comptes.
L'ensemble des exigences de l'autorité de sûreté pour le palier 1300 est rassemblé dans une Lettre d'Orientation du 3 septembre 1979 710 . En ce qui concerne la liste des situations de dimensionnement à prendre en compte, on se situe dans la continuité des exigences du palier 900 : sont définis les incidents de fréquence moyenne dont les conséquences doivent demeurer extrêmement limitées, accidents très peu fréquents dont les conséquences doivent demeurer suffisamment limitées, accidents graves et hypothétiques dont les conséquences doivent demeurer acceptables. Est également donnée la liste des agressions externes qui doivent être prises en compte pour déterminer les protections des installations. Celles-ci sont déterminées par comparaison de leurs conséquences à celles des situations internes de même fréquence. Cependant, le dimensionnement retenu doit de plus pouvoir permettre la mise en œuvre éventuelle de dispositions appropriées s'il apparaissait que certaines situations avaient des conséquences notablement élevées. Pour ces événements de dimensionnement, les objectifs de sûreté doivent être atteints par la conception de systèmes de sauvegarde redondants et la définition de protections appropriées.
Côté EDF, on tient à préciser que «pour répondre à des demandes nouvelles des Autorités de Sûreté, EDF a procédé à des études, dites «hors dimensionnement», de défaillance de systèmes redondants. Ceci constitue ce que l'on pourrait appeler le 4e niveau de la défense en profondeur.» 711 Ces nouvelles études portent sur la surpression du circuit primaire en phase liquide, la défaillance du circuit d'alimentation de secours des générateurs de vapeur lors de transitoires fréquents où il est utilisé, la défaillance du système d'arrêt d'urgence lors de transitoires nécessitant l'intervention de ce système, la défaillance totale des alimentations électriques, défaillance totale de la source froide terminale ou des systèmes assurant le transfert de la chaleur vers celle-ci 712 .
Ibid., p. 210.
RGN-Actualités, «Programmes nucléaires. Politiques nucléaires américaine et française. Un entretien avec Michel HUG, directeur de l’équipement», Revue Générale Nucléaire, N° 6, décembre 1976, pp. 527-529.
Michel Hug, «L'électro-nucléaire à l'horizon 2000», Revue Générale Nucléaire, 1978, N°2, avril-mai, pp. 96-98. Pour Michel Hug en effet, outre l'évolution des prix et des délais, l'inconnue principale qui subsiste pour l'avenir de l'électronucléaire est son acceptation par l'opinion publique. En conséquence Michel Hug conclue son article sur le fait qu'un effort doit être entrepris «pour établir une perspective correcte de nos besoins énergétiques, des contraintes et des risques réels, associés à chaque type de choix. C'est à cette condition que l'effort indispensable à l'horizon 2000 pourra se faire dans des conditions d'efficacité acceptables.»
Michel Lavérie, futur chef du SCSIN, explique à cette occasion ce point de vue particulier des organismes de contrôle quant à la qualité de tel ou tel système technique : «Une installation nucléaire, ça a ses qualités intrinsèques, les choix techniques ont une capacité plus ou moins grande à montrer qu'ils marchent bien, et donc quand on passe d'un système à un système qui n'est pas forcément meilleur mais sur lequel il est plus facile de démontrer que cela marche bien, qu'on peut le prouver à tout instant, on a gagné quelque chose ! Parce que vis-à-vis d'une autorité qui vous demande sans arrêt de prouver que tout marche bien, s'il est plus facile de prouver que cela marche bien, c'est mieux. Et je crois qu'il n'y a rien de pire que les installations qui sont difficilement inspectables dans certains de leurs endroits, et où on a du mal à apporter la preuve en permanence, parce qu'on ne peut pas aller inspecter en permanence, que tout est en bon état. Plus une installation est visitable, contrôlable aisément, meilleure elle est, parce qu'il est plus facile de démontrer qu'elle est en bon état.» Entretien du 14.1.1999.
Les chiffres sont donnés par Michel Hug, «L'électro-nucléaire à l'horizon 2000», Revue Générale Nucléaire, 1978, N°2, avril-mai, p. 96.
D'après Lamiral, op. cit., p. 242.
Ibid., p. 248.
Lettre d'Orientation CAB N° 900-MZ du 3 septembre 1979 relative aux obligations et caractéristiques principales de sûreté à appliquer aux futures tranches nucléaires de 1300 MWe du ministre chargé de l'industrie au Directeur général d'EDF.
Guimbail, Henri, Auvergnon, Francis, «Les principaux problèmes de sûreté rencontrés dans la définition du palier PWR 1300 MWe», Annales des Mines, Juin 1980, pp. 77-82.
Henri Guimbail est chef de la Division Sûreté Nucléaire du SEPTEN d'EDF, Francis Auvergnon est ingénieur à cette même division.
Lettre CAB N° 900-MZ du 3 septembre 1979.