12.2.2. La contestation antinucléaire et les sites

En effet, la deuxième moitié des années soixante-dix est marquée par une opposition vigoureuse à l'énergie nucléaire. Cette opposition se traduit par une contestation de l'implantation de ces installations au niveau des sites, où se rejoignent populations locales inquiètes et opposants irréductibles à l'énergie nucléaire. Même si les préoccupations à propos de la sûreté proprement dite ne sont qu'une des composantes de ces oppositions, il est nécessaire de restituer le contexte de montée de la contestation antinucléaire, car le débat sort désormais du cercle des spécialistes pour rencontrer le grand public. Il ne s'agit pas ici de prétendre à une quelconque exhaustivité mais de donner les traits principaux de ce mouvement auquel sont confrontés les différents acteurs du nucléaire en France, et EDF en premier lieu.

Les travaux sur le mouvement antinucléaire en France sont très nombreux. Pour montrer le nouveau contexte socio-politique qui entoure le développement de l'énergie nucléaire au cours de la décennie soixante-dix, nous nous appuierons en particulier sur l'ouvrage de James Jasper 721 , qui synthétise l'essentiel des références sur le sujet.

Avant 1973, le mouvement antinucléaire en France est relativement faible, à l'image du programme nucléaire. Cependant, de 1969 à 1971 un mouvement environnementaliste émerge, influencé par ce qui se passe aux Etats-Unis. En 1976 on compte une dizaine de milliers de groupes environnementalistes ou de protection de la nature. En 1971, différentes parties du mouvement écologiste se lancent dans l'activisme antinucléaire, ce qui se traduit par des manifestations contre les réacteurs de Fessenheim et Bugey. Deuxième composante de l'opposition avant 1973, le syndicat CFDT : des raisons philosophiques quant à la signification du progrès technique, les conditions de travail dans l'industrie nucléaire amènent l'organisation syndicale à critiquer le programme électronucléaire après l'adoption du PWR. Ce sont les militants du CEA ou ceux des Etudes et Recherches d'EDF qui coordonnent les activités du syndicat et sont les rédacteurs des livres publiés par la CFDT sur l'énergie nucléaire. Marginale jusque-là, l'opposition à l'énergie nucléaire devient massive après le lancement du plan Messmer d'équipement nucléaire, et en particulier après l'annonce le 2 décembre 1974 par le ministre de l'industrie, Michel d'Ornano, d'une campagne d'information sur l'énergie nucléaire. Pour contrer l'opposition croissante à l'énergie nucléaire et répondre aux critiques d'opacité des décisions, le gouvernement entend rendre publics les plans français en matière nucléaire en autorisant les assemblées régionales à débattre des implantations de réacteurs. Ces consultations régionales ne portent pas sur l'opportunité du programme lui-même, mais uniquement sur le choix des sites. Un fascicule d'une quarantaine de pages est envoyé aux 36 000 maires, vantant les mérites de l'énergie nucléaire. Cette initiative du gouvernement met le feu aux poudres : en effet, les documents émis par le gouvernement donnent une liste de 35 sites envisagés pour la construction de réacteurs. Jusque-là localisée, l'opposition se généralise et s'unifie face à un ennemi devenu commun.

A côté des écologistes comme les Amis de la Terre et de journaux comme La Gueule Ouverte déjà susceptibles d'organiser la contestation antinucléaire, des scientifiques se mobilisent, particulièrement au Collège de France et à l'Université d'Orsay, avant tout parmi les scientifiques de la physique nucléaire et la physique des particules 722 . Ceux-ci contestent la légitimité du plan Messmer annonçant ce programme colossal de «200 réacteurs pour l'an 2000», dont 40 surrégénérateurs.

Un «appel des 400» est lancé en février 1975, signé dans un premier temps par 400 puis 4000 scientifiques, réclamant un arrêt du programme électronucléaire français tant qu'il n'y aurait pas eu de consultation des populations, et la prise en compte de problématiques comme la sûreté, le devenir des mines d'uranium ou les déchets. Un mois plus tard, un groupe d'Orsay parmi ces scientifiques rédige un contre-commentaire au fascicule de d'Ornano, intitulé «risques et dangers du programme électronucléaire français» qu'ils envoient aussi aux 36 000 maires. Certains d'entre ces scientifiques forment en décembre 1975 le Groupement des Scientifiques pour l'Information sur l'Energie Nucléaire (GSIEN), qui compte au départ près de 300 membres. Ils reçoivent le soutien des Amis de la Terre, et travaillent en étroite collaboration avec les militants de la CFDT qui leur communiquent nombre d'informations techniques, qu'ils publient dans leur revue la Gazette Nucléaire, qui existe toujours.

Le programme Messmer est également contesté par des économistes. L'Institut Economique et Juridique de l'Energie (IEJE) de Grenoble en particulier publie un rapport très critique sur les bases économiques justifiant ce plan. Au sein même d'EDF, un économiste devient célèbre par son opposition, Louis Puiseux. Mais la critique du programme provient également du sein des économistes du Ministère des Finances.

Au niveau politique, en face d'une droite pronucléaire, la gauche est plutôt divisée entre un parti communiste plutôt favorable aux centrales nucléaires et un parti socialiste partagé sur la question. L'opposition s'attaque plus au programme présenté par le gouvernement qu'elle ne s'oppose par principe à l'énergie nucléaire. Le parti socialiste maintient cependant l'espoir parmi les contestataires qu'une fois au pouvoir, il infléchirait la politique nucléaire : il nationaliserait les groupes industriels impliqués dans l'énergie nucléaire et rendrait le contrôle de la sûreté complètement indépendant de l'industrie nucléaire et de ses objectifs de profit. Le PSU, lui, appelle à un moratoire. Pour la gauche, le programme électronucléaire de Messmer et Giscard est dénoncé comme étant le prétexte à passer des commandes à l'industrie privée.

L'opposition au programme électronucléaire ne s'intéresse pas qu'aux questions de sûreté mais dénonce les dangers et inconvénients du nucléaire : danger pour la paix, car les activités nucléaires sont étroitement liées aux activités militaires, danger pour la santé à cause des pollutions radioactives, crainte des accidents, question des déchets, réchauffement des eaux marines ou des rivières, danger pour les libertés car le nucléaire serait porteur d'une société policière par la multiplication des installations et des transports de matières à surveiller.

Sur le terrain, des associations se constituent localement pour s'opposer aux implantations : la contestation touche un grand nombre de sites : Creys-Malville, Flamanville, le Pellerin, Golfech, Cruas, Saint-Etienne-des-Sorts, Cattenom, Plogoff, Braud-et-Saint-Louis… 723

Sans rentrer dans les détails des mobilisations, on retient les manifestations de juillet 1977 à Creys-Malville en Isère, site devant recevoir le premier Surgénérateur Superphénix, non loin des villes universitaires de Lyon, Grenoble et Genève. L'opposition antinucléaire reçoit le soutien des populations locales, de scientifiques des grandes villes voisines, et le conseil général organise un débat public sur l'utilisation de l'énergie nucléaire. Ces manifestations marquent le sommet de la contestation, qui décline par la suite : le 30 juillet, les CRS répriment brutalement l'occupation du site par plusieurs dizaines de milliers de personnes, tuant un manifestant, en blessant cinq autres très sérieusement.

Un autre haut lieu de la contestation se situe sur le site de Plogoff en Bretagne. Alors que le projet d'installation d'une centrale nucléaire est accepté par le conseil régional dès mars 1975, agriculteurs et marins-pêcheurs bretons sont rejoints par des contestataires d'autres localités pour s'opposer à cette implantation. Manifestations, occupations du site par des milliers de personnes ne parviennent pas à modifier l'opinion du Conseil régional qui réaffirme sa volonté de construction. Le projet est finalement abandonné, comme gage à son électorat, par le gouvernement de gauche arrivé au pouvoir en 1981. L'ensemble du programme prévu sera lui poursuivi en l'état.

Notes
721.

Jasper, James M., Nuclear Politics. Energy and the State in the United States, Sweden, and France, Princeton University Press, Princeton, 1990, pp. 149-177.

722.

Monique et Raymond Sené, animateurs du Groupement de Scientifiques pour l'Information sur l'Energie Nucléaire depuis les débuts, expliquent que les scientifiques furent poussés à intervenir dans le débat électronucléaire par deux courants principaux. D'une part les physiciens nucléaires et des particules furent sollicités par la population inquiète par le fait qu'EDF avait commencé à prospecter dans toutes les directions : cherchant des informations sur ce qu'était un réacteur nucléaire - EDF et le CEA refusant de répondre - les gens se sont tournés vers les chercheurs du CNRS qui semblaient les plus proches de ces questions, même si ces derniers ne s'étaient pas intéressés à l'énergie nucléaire jusque-là et ne savaient guère mieux ce qu'était un réacteur. Une autre interrogation, interne à la communauté scientifique du CNRS, venait de la commission qui est chargée d'établir les rapports de conjoncture établissant des prospectives de recherche pour les années à venir. Un rapport rédigé par deux membres de la commission avait choqué puisqu'il affirmait en substance qu'enfin l'énergie nucléaire allait prendre la place qu'elle mérite, que l'atome civil allait décoller. Les gens de la discipline ont critiqué les bases permettant d'affirmer une telle chose, étant donné que personne ne s'était jamais interrogé au CNRS sur la place de l'énergie nucléaire civile, et ont refuser de donner un tel blanc seing. C'est ce qui a poussé la commission à étudier les choses. Un groupe de travail fut mis sur pied, qui rédigea un rapport critique, qui fut finalement adopté par la commission du CNRS.

D'après un entretien avec Monique et Raymond Sené.

723.

Pour ce dernier site, on peut consulter la monographie d'Alexandre Nicolon, «Analyse d'une opposition à un site nucléaire», in : Fagnani, F., Nicolon, A., (dir.), Nucléopolis…, pp. 223-316.