12.2.3. EDF en première ligne

Une parenthèse certes un peu anecdotique permet d'illustrer la vivacité du débat autour du programme lancé par EDF, critiqué de toutes parts, sous de nombreux angles. Le 11 juin 1975, Marcel Boiteux, président d'EDF, visiblement agacé, s'estime contraint de répondre dans le Journal Le Monde aux critiques sévères émises quant à la validité des études économiques présentées par EDF pour justifier ce programme. En effet quelques jours plut tôt, les calculs économiques d'EDF avaient été mis en doute dans les colonnes de ce même journal par un économiste, Michel Henry, directeur du laboratoire d'économétrie de l'Ecole polytechnique. Marcel Boiteux explique tout d'abord ses réticences à prendre part à la polémique car répondre, explique-t-il, présente toujours le risque de placer l'antithèse au même niveau que la thèse et lui donne un crédit inespéré. Alors que la polémique enfle entre experts mobilisés par les opposants et experts d'EDF, Boiteux rejette tout d'abord ces faux débats médiatisés : «Ronde ou plate, la Terre ? Pour peu que la controverse s'amplifie, la télévision héritera du sujet et, soucieuse d'impartialité, donnera très naturellement un temps de parole égal aux tenants des deux thèses : dix minutes pour ceux qui prétendent que la Terre est ronde, dix minutes à ceux qui savent qu'elle est plate. Chaque camp enverra ses meilleurs experts pour qu'ils ne soient pas pris de court. Le débat sombrera dans l'ésotérisme, et le public, complètement perdu, en retiendra que la chose n'est pas claire : ronde ou plate, la Terre ? Carrée peut-être...» Après avoir répondu à un certain nombre de critiques émises à l'encontre des chiffres économiques avancés par son entreprise, Boiteux conclue sur le fond des critiques selon lesquelles les décisions prises l'auraient été sur la base d'études d'EDF simplistes, à l'image des brochures distribuées par EDF auprès du public : l'irruption du public dans le débat nucléaire bouleverse les habitudes de dialogue jusque-là mené exclusivement entre spécialistes d'EDF et de l'administration. EDF doit améliorer sa communication. «Lorsque l'opinion publique s'est brusquement intéressée aux affaires nucléaires, explique Boiteux, nous nous sommes trouvés pris de court : nous étions outillés pour dialoguer avec les pouvoirs publics et étayer leurs décisions, mais nous n'avions jamais pensé que nous serions un jour requis par l'opinion pour en débattre nous-mêmes. Parmi les documents exigés par les procédures d'autorisation des centrales (qui rempliraient, pour chacune, plusieurs rayons de bibliothèque), parmi les nombreuses études faites au fil de questions posées par les pouvoirs publics ou par les services eux-mêmes dans diverses hypothèses énergétiques et économiques, parmi les documents obtenus en exécution de contrats passés avec des laboratoires universitaires ou des sociétés d'étude, aucun tri n'avait été fait des textes susceptibles de satisfaire le besoin d'information du public. Les quelques documents élémentaires qui avaient été préparés à l'époque où il fallait forcer l'attention des gens pour qu'ils veuillent bien nous lire étaient jugés scandaleusement simplistes par nos censeurs; les études approfondies, hautement spécialisées, apparaissaient pour la plupart parcellaires et hors de portée. Il a fallu rechercher dans les dossiers des textes qui se suffisent à eux-mêmes, et rédiger des papiers qui passent mieux entre les deux écueils du simplisme et de l'ésotérisme. Ces documents ont fait l'objet d'une liste largement diffusée.» 724

EDF range ses dossiers et dépêche à partir de là quelques ingénieurs qui se spécialisent dans la communication avec le public. Mais, comme nous le verrons plus loin, ils ne disent pas tout. Or pour que le public puisse poser de bonnes questions, il faut qu'il ait de vraies informations. Et sur ce point, EDF fera toujours montre d'une grande difficulté à communiquer spontanément ses dossiers, l'administration n'étant pas plus incline à rendre publiques les informations produites par ses experts.

Notes
724.

Marcel Boiteux, «EDF a longuement étudié le programme électronucléaire», Le Monde, 11 juin 1975. Marcel Boiteux conclue son article de façon polémique à l'encontre de M. Henry qui appuyait ses critiques d'après les documents mis par EDF à disposition du public : «C'est de ceux-ci que M. Henry dénonce «l'indigence scientifique». J'avoue... nous n'avions pas eu le temps de mettre en ordre les dossiers de synthèse élaborée qui seraient adaptés au petit nombre de théoriciens de son niveau.»

L'article de Marcel Boiteux est cité en annexe au livre de Louis Puiseux, Crépuscule des atomes, Hachette, Paris, 1986, pp. 264-265.