12.2.3.2. EDF et le service public, la Déclaration d'Utilité Publique

Un sentiment partagé par les hommes de l'Equipement d'EDF est que la procédure française d'enquête d'utilité publique, malgré certains aspects critiquables, correspondait à l’esprit de l’époque. On tient à attirer l'attention de l'historien sur le fait qu'il est très difficile aujourd'hui de se replacer dans l’état d’esprit des années soixante et des années soixante-dix, à cause du basculement des mentalités au cours des années soixante-dix : «l’état d’esprit à ce moment-là et en tout cas l’état d’esprit qui était le nôtre, et qui correspond parfaitement à l’état d’esprit pour les années soixante, c’était : le service public. Et la notion de service public, mais au sens le plus large du terme, l’utilité, cela avait un sens ! La déclaration d’utilité publique, c’était quelque chose à quoi on croyait ! On ne faisait pas cela pour le plaisir ! Si on faisait une centrale, c’est que réellement elle était d’u-ti-li-té publique, il la fallait pour fournir son électricité à la nation.» 728

Avec le recul, le technicien est conscient que ce langage peut sembler de la langue de bois «parce que c'est devenu de la langue de bois par la suite», mais, précise un cadre de l'Equipement, cela n'était pas de la langue de bois pour ceux qui équipaient la France en centrales à l'époque, qui estimaient que le pays avait absolument besoin de ces usines.

Les hommes de l'Equipement participaient encore de l'état d'esprit des années 1945-46, de reconstruction, voire de construction d'un pays. Dans la tradition des hydrauliciens et thermiciens classiques, la réalisation du programme nucléaire s'inscrivait dans la poursuite de l'effort des années d'après-guerre. Or, pour les hommes de l'Equipement, l'explication de l'opposition à l'énergie nucléaire, nouvelle par rapport aux années d'après-guerre, est que l'urgence qu'ils ressentent est moins partagée par la population : «Bon, et puis on l’a fait. Et puis maintenant, ce qui est fait n’est plus à faire, et la façon dont on le considère est complètement différente. Et mieux encore, elle devient presque incompréhensible. Faire déclarer une centrale d’utilité publique, bien on dira : “oui, ça a une certaine utilité, mais pour vous, c’est pour gagner du fric ! ” C’est une utilité qui est devenue marginale. Quand il y en avait peu, ça n'était pas marginal. La façon de faire était différente, et au fond, c’est ce qui explique que si les centrales et les sites ont été acceptés sans trop de difficultés pour les premières, c’est parce que l’opinion dans son ensemble avait encore la notion d’utilité publique.» 729

Certains opposants notent que la procédure conduisant à la Déclaration d'Utilité Publique ne comporte une consultation du public qu'un peu formelle. Cette procédure aurait même été détournée de ses objectifs initiaux par EDF. Ils montrent que le recours à la procédure d'utilité publique s'est généralisée en matière d'implantation de centrales nucléaires parce que pour EDF, il est apparu plus simple et plus rapide de regrouper certaines enquêtes préalables en une seule. «[La Déclaration d'Utilité Publique] est mise en avant dans le but de conférer à chaque centrale l'aura démocratique qui fait défaut à l'ensemble du programme» 730 La Déclaration d'Utilité Publique est précédée d'une enquête publique qui était utilisée traditionnellement pour justifier l'expropriation des terrains pour des objectifs industriels. Jusqu'en 1973, qu'EDF soit ou non propriétaire des terrains du site, le décret d'autorisation de création ne pouvait intervenir qu'après la déclaration effective de l'utilité publique (DUP) suivant la consultation du Conseil d'Etat. En pratique, cette procédure est utilisée même quand aucun besoin d'expropriation n'est nécessaire. L'enquête sert de substitut à toutes les autres procédures de consultation de la population nécessaires pour l'attribution du décret d'autorisation de construction. Depuis le décret du 27 mars 1973, il suffit simplement que l'enquête se soit déroulée pour que puisse intervenir l'autorisation (DAC), avant même la publication de la déclaration d'utilité publique.

Les opposants dénoncent le simulacre de consultation du public que constitue l'enquête. Officiellement, pendant toute la durée de l'enquête qui dure environ deux mois, la population concernée est informée du dossier à la mairie ou à la préfecture. Des commentaires peuvent être écrits sur un registre ou envoyés directement au commissaire enquêteur. En pratique, les documents disponibles sont incomplets à ce niveau, ne serait-ce que parce que les aspects techniques n'ont pas été complètement examinés au moment de l'enquête. Par exemple, la question du rejet des effluents thermiques ou radioactifs est à peine traitée, car ceux-ci sont soumis à une autre procédure d'autorisation, postérieure à l'enquête d'utilité publique et qui n'offre aucune possibilité d'un contrôle par le public. Il en va de même pour les études d'impact sur l'environnement, une partie nécessaire du dossier public depuis 1978. Certains font remarquer de plus que le commissaire enquêteur ne dispose que rarement des compétences nécessaires pour évaluer les différentes parties du dossier comme les commentaires écrits, auxquels il n'est d'ailleurs pas dans l'obligation de répondre : c'est le plus souvent un agent administratif en retraite ou qui n'effectue ce type d'activité qu'occasionnellement, avec une formation inadéquate. 731 Enfin, le requérant, EDF, souvent n'attend pas l'obtention de la Déclaration d'Utilité Publique pour commencer différents travaux préliminaires. Et une fois que le décret d'autorisation de création est obtenu, il n'y a plus de possibilité pour quelqu'un d'extérieur d'intervenir.

La question de l'utilité publique est une question éminemment politique. Les techniciens d'EDF peuvent considérer comme égoïste l'opposition de certains riverains ou d'associations antinucléaires s'opposant à la construction de centrales sur certains sites, alors que l'électricité est un bien nécessaire au bien-être de tous. Ils peuvent estimer qu'il est donc de l'intérêt du public de construire des centrales nucléaires pour équiper la France en électricité et assurer son indépendance énergétique. Mais le public peut, lui, estimer que ce programme n'est pas aussi important que cela, que les besoins ne sont pas si élevés, que l'électricité d'origine nucléaire n'est pas la réponse, et que sous prétexte de servir le public ce sont des intérêts privés qui sont privilégiés. Le programme d'équipement nucléaire représente un pactole pour l'industrie privée, et EDF, entreprise publique, assure les commandes pour Framatome, Alsthom et PUK (Péchiney-Ugine-Kuhlmann) pour des dizaines d'années, s'endettant pour cela auprès des grandes banques auxquelles elle assure des intérêts là aussi pour des dizaines d'années.

Notes
728.

Entretien avec Michel Dürr.

729.

Ibid.

730.

Colson, Jean-Philippe, Le nucléaire sans les Français. Qui décide ? Qui profite ?, François Maspero, Paris, 1977, p. 127.

731.

D'après Bénédicte Vallet, The Nuclear Safety Institution in France : Emergence and Development, Ph.D. dissertation, New York University, 1986, p. 180.