12.2.3.3. Dissimulation ?

Rétrospectivement, on reconnaît à la Direction de l'Equipement que cette procédure de déclaration d'utilité publique avait des aspects critiquables. Le plus critiquable était le fait que les ingénieurs dépêchés pour répondre aux questions des populations n'y répondaient souvent que de façon superficielle. Peu informés, les gens posaient des questions toujours les mêmes, et les émissaires d'EDF leur fournissaient la réponse générale, prévue à l'avance. Parfois, certaines questions auraient mérité des réponses plus approfondies. Car des problèmes de sûreté étaient discutés en interne, parfois non résolus mais en cours d'étude. Or le sentiment dominait que le dialogue n'était pas possible. Exprimer ses doutes, ses craintes ou tout simplement les sujets d'études non résolus, les zones d'incertitudes, pouvait faire craindre que le débat ne s'envenime et que l'opposition se renforce. «Cela a toujours été mon regret dans cette affaire-là, c’est que les positions soient si hargneuses et si tranchées, et qu’on ne puisse pas discuter sans que ça soit tout de suite une guerre de religion», indique un homme de l'Equipement qui eut souvent à débattre avec le public.

Est-ce de la langue de bois quand côté EDF on affirme qu'il n’existe pas de points sur lesquels les questions posées par les opposants aient soulevé un problème nouveau ? Certains experts confirment le fait que les opposants n'ont jamais soulevé de questions de sûreté qui n'aient été déjà traitées ou en train de l'être 732 . Les seules fois où ils ont pu soulever un problème réel, avoir connaissance d'un problème en cours d'examen, c’est parce que quelqu’un d'EDF ou des départements d'expertise leur avait livré le dossier. Ce faisant, ceux qui commettaient cette indiscrétion ne faisaient qu'apporter leur soutien inconscient à tel ou tel camp qui avait intérêt à influencer telle ou telle décision. C'est ainsi que certains documents de travail, éléments d'études, s'échappaient des Régions ou des Services Centraux de la Direction de l'Equipement et tombaient aux mains d'opposants qui les utilisaient pour condamner le nucléaire, alors que les sujets en question étaient en cours d’examen, avant que les études aient apporté une réponse au problème.

Au-delà de ces querelles de type roman d'espionnage, qui révèlent une certaine «tradition d'opacité héritée de l'histoire de la Direction de l'Equipement» 733 , une question de fond se pose aux scientifiques qui travaillent sur des sujets techniques pointus touchant à la sécurité du public : quand et que faut-il communiquer à l'extérieur de l'institution ? Car à la limite, affirme-t-on, tous les thèmes de l’ingénieur sont importants, tous les sujets touchant aux fonctions de sûreté peuvent être jugés importants. Ils le sont d'ailleurs par destination si par la suite un incident incrimine tel ou tel point. Un argument récurrent chez les ingénieurs d'EDF est qu'on ne peut pas communiquer tous les dossiers, d’abord parce que personne n’y comprendrait rien, ensuite parce que cela serait affoler inutilement en faisant croire à l’opinion que les ingénieurs ne savent pas comment traiter tel ou tel problème épineux qu'ils sont en train d'examiner.

Le même type de problème de communication se pose aux ingénieurs de l'Equipement à propos du choix des sites : quand faut-il commencer à parler à l’extérieur des études menées sur les sites. Car après les études dans les bureaux, il faut aller regarder sur place comment les choses se présentent par rapport à la carte : outre la géologie, il faut savoir quelle est la répartition de la population, comment les terres sont cultivées etc. Et il faut mener ce type d'investigations dans de nombreux endroits. Mais à partir du moment où la population commence à remarquer les prospecteurs d'EDF, les critiques surgissent, comme le relate un témoin d'EDF : « “Aaahhh, naturellement c’est derrière notre dos, on n’est pas prévenus, on nous cache les choses ! ” Si vous allez voir les élus : “Naturellement, on est allé voir les élus, on n’a pas prévenu la population !” Puis l’Administration vous dit : “Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire, vous ne nous en avez pas parlé.” Si vous en avez parlé à l’Administration, à ce moment-là c’est l’élu qui s'insurge : “moi, je dois être le premier…”. Ils sont tous les premiers à devoir être prévenus. Bon, et puis là-dedans, vous étudiez quatre-cinq possibilités et puis vous n'en prenez qu’une, si même vous la retenez ! Alors, au moment où vous y allez on vous dit : “Comment, mais dites-donc, j’ai une quantité d’études qui ont été faites, comment ça se fait que je n’ai pas été retenu ! ” Et ça recommence, et on vous accuse de dissimuler quelque chose.» 734

Si les ingénieurs d'EDF sont intarissables pour dénoncer les difficultés des procédures politico-administratives, le fait est que du côté d'EDF on ne dit pas tout. Les problèmes que les techniciens découvrent et qu'ils sont en train d'étudier ne sont pas évoqués en public, de peur, affirme-t-on, que les opposants s'en emparent, les médiatisent et transforment des problèmes anodins en autant d'arguments justifiant une condamnation irrémédiable du nucléaire en s'appuyant sur les peurs irraisonnées de l'opinion. Mais ce confinement de l'information est aussi le fruit d'un calcul : certes, certaines craintes de la population peuvent apparaître irrationnelles, mais certaines sont fondées, en particulier l'opposition à l'implantation sur certains sites, dont nous verrons que les experts du CEA considéraient pour certains d'entre eux qu'ils n'étaient pas appropriés. Ceci n'empêchera pas EDF de se battre pour que des tranches y soient malgré tout implantées. Or les craintes des experts ne sont pas rendues publiques, elles sont destinées à l'administration, qui a elle l'autorité. De fait, le champ est laissé libre pour les promoteurs de présenter l'opposition du public à certains sites comme irrationnelle, due à un manque de connaissances, à l'ignorance des techniques nucléaires...

Laissé seul face à l'opinion, EDF dépêche des émissaires pour justifier ses projets. De son côté le pouvoir reprend en mains les services administratifs pour mettre un terme aux résistances larvées qui se manifestent dans la lenteur du traitement des procédures d'autorisation, qui menacent l'ensemble du programme. «Tout rentre dans l'ordre» selon Dürr, après que le Premier ministre, Raymond Barre, eut fait définir par une commission interministérielle créée en janvier 1978 et présidée par le Délégué Général à l'Energie «un programme normalisé d'enchaînement des différentes procédures relatives à l'implantation et à la réalisation des centrales électronucléaires et des principales lignes de transport de l'énergie électrique.» 735 Le 7 mars 1978 le premier ministre fait notifier par le ministre de l'industrie, du commerce et de l'artisanat, René Monory, aux préfets et aux chefs des services interdépartementaux de l'Industrie et des Mines les modalités d'organisation pour accélérer les procédures. C'est donc un sévère rappel à l'ordre, un préfet ou un chef d'administration est remplaçable dans l'heure.

Notes
732.

D'après un entretien avec Pierre Tanguy.

733.

Si l'on en croit les propres termes de Michel Herblay, op. cit., p. 251.

734.

Entretien avec Michel Dürr.

735.

Dürr, Michel, op. cit., p. 768.