12.3.1. Une question urgente

Pour les experts, la question des sites se pose avec une acuité nouvelle depuis le lancement du plan Messmer. Deux raisons liées à l'augmentation du nombre de tranches nucléaires expliquent ce changement. Une première raison provient des conséquences de la centrale sur son environnement, parce qu'on doit désormais tenir compte des rejets en fonctionnement normal. Jusque-là en effet, l'examen des conséquences du fonctionnement d'une installation sur l'environnement se limitait à étudier les conséquences d'un ou plusieurs accidents graves envisagés pour le dimensionnement de l'installation. Le fonctionnement normal dont l'influence sur l'environnement était négligeable n'était pas pris en compte. La concentration des installations sur un même site conduit à étudier également les conséquences du fonctionnement normal sans incident grave. Une deuxième raison provient du fait que le site lui-même et son environnement peuvent être cause d'accident pour l'installation nucléaire. C'est l'environnement au sens global qui est incriminé, qu'il soit environnement naturel (on prend en compte des agressions externes, d'origine naturelle et en premier lieu les séismes, les inondations, ou les cyclones), ou environnement industriel (chocs, explosions, déflagrations, produits toxiques…)

Le problème des sites n'est pas nouveau pour la communauté nucléaire, puisque la contestation fait rage autour de cette question, en particulier aux Etats-Unis depuis 1965. La littérature est nombreuse sur le sujet : le premier symposium de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique comportait déjà en 1962 une section sur l'implantation des réacteurs nucléaires sur un site. Le congrès tenu à Vienne en 1967 consacré à la question des sites par cette même agence avait vu l'affrontement d'un certain nombre de conceptions en matière de critères pour la sélection des sites : dans sa célèbre allocution, le Britannique Farmer proposait au nom d'une évaluation probabiliste un relâchement du critère concernant l'éloignement par rapport aux centres fortement urbanisés. 736 Les Français s'opposaient à cette conclusion et mettaient l'accent sur la distance comme facteur de sûreté intrinsèque d'un site : un choix judicieux de la position de la centrale sur son site peut diminuer les conséquences d'un accident, l'éloignement raisonnable par rapport aux grandes agglomérations peut également diminuer les conséquences d'un accident et fournir des critères sur les valeurs à donner à cet éloignement. 737

Un canevas pour l'étude des sites est proposé par l'AIEA en 1971 738 , qui établit des doses de référence (doses admissibles en cas d'accident) s'inspirant de la méthode américaine : aux Etats-Unis, les caractéristiques du site sont reliées aux différents types de rejets accidentels. La législation américaine du 100CFR100 (Reactor Site Criteria de 1962) fixe des cibles : on accepte une exposition de 25 rem, en 2h pour la zone d'exclusion autour de la centrale (quelques centaines de mètres), pendant toute la durée de l'accident pour la zone d'évacuation (plusieurs kilomètres). Le 10CFR100 fixe des critères de distance en fonction de la puissance des réacteurs et de la densité de la population voisine du site, avec l'idée de protéger les populations des grands centres contre les doses excessives de radioactivité par le facteur distance. Cependant, le 10CFR100 autorise une flexibilité qui permet de compenser les caractéristiques défavorables du site par l'adaptation de l'installation dans le sens du renforcement des mesures de sûreté : la réduction des distances n'est limitée que par le degré d'efficacité attribué aux dispositions de sûreté et par la proximité des très grandes villes.

Ce type de norme basé sur la dose pour des cibles n'est pas retenu en France, et la CIINB chargée d'attribuer les autorisations de création des installations s'attache elle à la tenue des barrières s'opposant au transfert de la contamination vers les points sensibles du site. Dans le cas français, qui s'inspire des propositions de l'AIEA de 1971, une partie des rapports de sûreté doit être consacrée au site 739 : les renseignements qui doivent être fournis par l'exploitant concernent en particulier la distribution de la population entourant le site en fonction de la distance et de la direction, l'utilisation des terrains, la météorologie, la géologie, l'hydrologie, la séismologie et l'écologie du site. Mais on insiste de plus en plus sur l'évolution future de l'environnement de la centrale (augmentation de la population, développement des zones industrielles…). Le débat entre experts se poursuit au congrès suivant de l'AIEA, à Jülich en 1973.

La nécessité d'ouvrir de nouveaux sites pose un problème à l'autorité administrative, le SCSIN, qui souhaiterait codifier les critères d'acceptation pour guider ceux qui ont la charge de trouver de nouveaux sites et ceux qui doivent faire l'analyse technique de leurs caractéristiques. L'un des pionniers des études de sûreté radiologique au CEA, Pierre Candes 740 est d'ailleurs prêté pour quelques années par le Département de Sûreté Nucléaire du CEA au Service Central. Les travaux effectués en France pour essayer de définir des critères de limitation des populations autour des sites sont menés au DSN du CEA puis de l'IPSN sous l'impulsion de Robert Le Quinio, prêté lui aussi au SCSIN. Un point important et constant dans la position française est la limitation des populations autour d'un site nucléaire : à partir de 1967 les experts français essaient de définir un critère objectif d'évaluation et d'acceptabilité des sites qui prenne en compte le potentiel de danger des installations, les caractéristiques des transferts météorologiques, et la répartition des populations autour du site.

Notes
736.

En Angleterre, la législation sur les sites pour un type de réacteur a été modifiée en 1969 après un fonctionnement jugé satisfaisant de la filière AGR, où des sites semi-urbains ont été proposés et acceptés. Cependant le plan de développement des abords immédiats d'une centrale nucléaire doit être approuvé par les contrôleurs d'Etat spécialisés.

737.

Voir le chapitre intitulé «Le cheminement vers l'affirmation d'une position française en matière de sûreté.»

738.

AIEA, «Présentation et contenu des rapports de sûreté sur les centrales nucléaires fixes», Vienne, Agence Internationale de l'Energie Atomique, «Collection Sécurité n°34», 1971.

739.

Le chapitre 2 du volume 1 du rapport de sureté, «Site», contient les neuf sections suivantes : description du site et évolution; météorologie; géologie générale et descriptive; géologie dynamique et sismologie; hydrogéologie, hydrologie continentale; océanographie; situation radiologique de référence; écologie.

740.

Ancien élève de polytechnique, ingénieur de l'Ecole Supérieure d'Electricité (1946), Pierre Candes est nommé chef du Service d'Etudes de Sûreté Radiologique à sa création en 1964 au sein du Cabinet du Haut-Commissaire. Le service est rattaché en 1967 au Département de la Protection Sanitaire du docteur Jammet au sein de la Direction de la Protection et de la Sûreté Radiologiques de A. Gauvenet, puis au Département de Sûreté Nucléaire de J. Bourgeois. Pierre Candès est Adjoint du chef du Département de Sûreté Nucléaire du CEA à partir de 1976.