12.3.3. Elaboration d'un critère d'évaluation des sites

Ce qui rend la question de la sélection des sites et des critères de sélection des sites si urgente dans le cas français, c'est que la France, à la différence des Etats-Unis, ne dispose pas de sites dont les environs soient pratiquement vides de population. C'est pourquoi en France, il est nécessaire de trouver une méthodologie permettant de porter un jugement sur des sites de densité de population moyenne. Par ailleurs, étant donné les avantages économiques résultant du rapprochement des centrales des zones urbaines, la question est même posée d'installer les centrales non loin, voire au cœur de zones de forte densité de population. En 1976, plusieurs projets d'implantation de grandes centrales nucléaires en bordure de villes ou dans des zones très peuplées ont été proposées à l'étranger, aux Etats-Unis à Ravenswood, en Allemagne à Ludvwigshafen et en Suède pour le site de Vertan dans la banlieue de Stockholm. L'examen de ces trois cas s'est conclu par un refus d'autorisation.

A propos de la question des sites urbains, Pierre Tanguyestime en décembre 1975 que «le problème n'est pas encore mûr», toutes les approches possibles n'ayant pas été encore envisagées. «Il ne faut pas oublier que, pour le moment du moins, l'utilisation éventuelle de sites urbains entraînerait des mesures de sécurité supplémentaires.» 743 C'est une réponse indirecte aux dirigeants d'EDF dont certains, selon un témoin, estimaient au milieu des années soixante-dix que les centrales étaient à ce point sûres qu'on pourrait les installer Place de la Concorde.

Tous les sites favorables étant déjà occupés, il est primordial de définir un critère d'acceptabilité pour les suivants : «La première démarche vers la définition d'un critère, est de comparer une situation projetée (…) à une situation définie comme acceptable. Définir un site acceptable comportera de toutes façons une décision basée sur un jugement et il ne peut en être autrement. Néanmoins, il faut proposer une approche raisonnable pour une telle décision. Aussi peut-on à notre avis proposer la démarche suivante. Pour une nation européenne comme la France, compte tenu de son contexte démographique, quelques sites pour grandes centrales électronucléaires ont été choisis. Ces sites ont été acceptés et la construction des centrales nucléaires décidée. Il est raisonnable, pensons-nous de considérer de tels sites comme des sites «moyens» c'est-à-dire plutôt favorables du point de vue des conséquences d'accidents radiologiques. En supposant des installations de même type établies sur d'autres sites «moyens», les diagrammes probabilités-irradiations peuvent être établis. La comparaison dès lors établie, entre les sites «acceptés» et les sites «proposés», devrait permettre l'établissement de critères de comparaison.» 744

A la suite de Farmer et de Rasmussen, tous les critères s'appuient sur des évaluations probabilistes : le critère déterministe - tant de population à telle distance - est désormais considéré comme ayant un sens limité. Si en 1967, la position des experts français était d'accorder à la distance par rapport à une agglomération une grande importance comme facteur de sécurité supplémentaire, on assiste à partir de 1973-74 à un basculement dans la philosophie à cet égard. La distance n'est plus considérée comme un critère absolu. C'est que la France ne dispose pas de sites «déserts», et la densité de population est partout élevée, mais plus ou moins suivant les directions par rapport à un point donné. La répartition de la population en fonction de la distance reste un critère fondamental, mais il est associé aux probabilités de transfert de la contamination. La question est de savoir combien de personnes peuvent être affectées par la radioactivité en cas d'accident, et cela dépend essentiellement du sens du vent. Si l'on était sûr que 100% du temps le vent souffle sur un secteur désertique et qu'une population considérable habite non loin de la centrale, mais pas sous le vent, il n'y aurait pas de problème.

Avec la multiplication des installations, on ne peut plus non plus se contenter, par des méthodes simples mais approximatives, de vérifier que dans le cas des rejets d'une centrale nucléaire, les doses réellement reçues par les individus les plus exposés sont inférieures aux limites de doses légalement autorisées. 745 Toute exposition étant susceptible d'entraîner un certain risque, il faut obtenir une connaissance aussi précise que possible des doses réelles qui sont délivrées à l'ensemble de la population. Pour obtenir les doses individuelles, la méthode implique de prendre en considération l'environnement du site considéré, la population concernée, ainsi que les différents modèles de transfert de la contamination depuis sa source jusqu'à l'individu. La dose collective (en homme.rem) s'obtient par sommation des produits de la dose moyenne de chaque groupe de population par le nombre d'individus composant celui-ci..

Exemple de courbe de population cumulée en fonction de la distance pour quelques sites en exploitation ou prévus.
Exemple de courbe de population cumulée en fonction de la distance pour quelques sites en exploitation ou prévus.

Source : Clément, B., «Analyse de la sûreté des centrales électronucléaires françaises et critères», Radioprotection, Vol. 10, n°3, 1975, p.138.

En décembre 1974, Doury, chef de la Section d'Etudes des Sites Nucléaires du DSN, propose 746 trois possibilités d'indice de niveau de sûreté d'un site, en se basant soit sur le régime normal de routine, soit en situations accidentelles, en prenant alors en considération soit un rejet maximal ou de référence et sa probabilité, soit en prenant en considération tous les rejets possibles en fonction de leurs probabilités respectives. 747

La diversité des méthodes envisageables rend impossible de trouver un seul nombre représentatif du niveau de sûreté d'un site, et qui entraîne le consensus, mais on retient d'ores et déjà certaines pratiques qui semblent satisfaisantes pour trouver des critères semi quantitatifs : des cartes de nombres de personnes susceptibles de recevoir un équivalent de dose égal ou supérieur à celui du seuil d'apparition d'un dommage donné pour un rejet donné; des courbes de correspondance, pour chaque secteur géographique, entre des probabilités partielles ou absolues, et le nombre de personnes susceptibles de recevoir un équivalent de dose égal ou supérieur au seuil d'apparition d'un dommage donné, pour une série de rejets de probabilité donnée.

Fin 1976, la section d'études de sûreté des sites nucléaires (SESSN) du service d'études techniques et de sûreté radiologique du Département de Sûreté Nucléaire (DSN) du CEA propose un critère de choix de site en fonction de leurs caractéristiques démographiques et météorologiques. Le critère est basé sur le calcul d'un Indice de Site par Pondération Directe (ISPD) des données démographiques et météorologiques. Le calcul de cet indice consiste à effectuer le produit du nombre de personnes habitant dans un élément géographique déterminé par la moyenne stochastique des coefficients caractérisant les transferts atmosphériques (entre l'installation et le lieu géographique considéré) et à effectuer la somme des résultats ainsi obtenus. Les données démographiques issues de l'INSEE ont été réparties suivant une grille comportant 19 secteurs de 20°, et 8 cercles concentriques de rayons croissants, respectivement égaux à 0,5 - 1 - 2 - 5 - 10 - 20 - 35 - 50 km. Sur la base de cet indice, 18 sites français 748 ont été classés sous l'angle de la sûreté. Pour plus de clarté dans la présentation, un indice ISPD normalisé a été calculé par rapport à la moyenne des valeurs obtenues pour sept sites français déjà autorisés fin 1976 (Bugey, Chinon, St-Laurent, Dampierre, Paluel et Flamanville). La comparaison des 18 suites a été effectuée en tenant compte des indices basés sur les données météorologiques et démographiques dans un rayon soit de 20 km, soit de 50 km, et en présentant les résultats soit de tous les secteurs confondus, soit du secteur le plus défavorable. Quatre échelles sont ainsi représentées avec les 18 sites répartis suivant leur indice, celui-ci allant de 0 pour le plus favorable à 9 pour le plus défavorable. Sur les quatre indices, les sites les plus favorables (indice compris entre 0 et 1) sont Englesqueville, Paluel, Nogent-sur-Seine et Plogoff. Sur trois des quatre échelles, le site du Pellerin apparaît le plus défavorable.

Ces critères d'évaluation de la sûreté des sites ne seront jamais publiés, ni utilisés (à notre connaissance) par l'Administration comme règles de sélection. Le Conseil Interministériel de la Sécurité Nucléaire dont le secrétaire général est Jean Servant, comme le SCSIN dirigé par Christian de Torquat auraient souhaité pouvoir disposer de telles règles qui auraient permis d'exclure sans ambiguïté certains sites jugés inacceptables. En septembre 1977, le ministre de l'industrie, face à l'enlisement de certaines procédures retardant la sélection des sites, avait d'ailleurs demandé au Premier ministre qu'une réflexion sur les directives qui pourraient être élaborées quant au choix des sites des centrales nucléaires pour ce qui concerne les problèmes liés à la densité et à la répartition de la population soit menée au sein du comité interministériel de la sécurité nucléaire. 749 Mais pour rédiger de telles règles, il fallait envisager le cas des accidents graves. Or au sein du conseil interministériel, l'opposition était vive du côté du ministère de la Santé. Le chef du SCPRI, le professeur Pellerin ne voulait absolument pas que soit évoquée l'éventualité d'un accident grave, il était donc hostile à l'élaboration de règles de choix des sites dans la mesure où la possibilité d'un accident grave était émise : il craignait que ce faisant, on affole inutilement les populations. L'arrivée d'André Giraud, ancien Haut-commissaire à l'énergie atomique, comme ministre de l'industrie du gouvernement Barre à partir d'avril 1978, a sans doute contribué à enterrer ce projet de règle de sélection qui ne pouvait manquer de heurter la volonté d'EDF d'aboutir le plus rapidement possible à l'autorisation des sites qu'elle avait sélectionnés.

Notes
743.

Ibid.

744.

Candes, P., «Pratique et expérience de la sûreté des sites nucléaires en France», Communication présentée au Colloque de la Power Division de l'ANS, Portland, 25-28 août 1974, 13p.

745.

Candes, P., Coulon, R., Doury, A., «Les sites nucléaires en France. Principes généraux de Sûreté et de Protection et résultats d'études récentes», Conférence ANS/ENE, Paris, 21-25 avril 1975. Rapport DSN N°69.

746.

Doury, A., Gérard, R., «Recherche d'un critère d'évaluation de site par la pondération des données radiologiques, météorologiques et démographiques», Colloque AIEA/AEN sur le choix des sites des installations nucléaires, Vienne, 9-13 décembre 1974, Rapport DSN N°82.

747.

Brièvement résumé, dans chaque cas, on dresse une carte présentée en secteurs de vingt degrés et en éléments de secteurs de 5 ou 10 kilomètres de profondeur pour aller jusqu'à une centaine de kilomètres. On utilise la notion commode de coefficient de transfert atmosphérique donnant la fraction des rejets qui atteint chaque point du site après traversée de l'atmosphère. On dresse alors la carte rejetsxpopulation pour chaque élément de secteur, à partir de laquelle on calcule les doses intégrées collectives, pondérée par les seuils d'apparition des dommages. Une autre méthode consiste, pour différents rejets-seuils de nuisance et pour chaque secteur, à établir à partir d'un certain nombre de valeurs de coefficients de transferts en fonction de la distance, une carte de probabilité météorologique d'atteindre ou de dépasser le seuil considéré, en fonction de la distance et du nombre de personnes concernées. Pour chaque groupe, une carte des produits reçusxpopulation est établie par élément de secteur. On obtient la somme pondérée ou moyenne stochastique des individus susceptibles de recevoir un équivalent de dose supérieur ou égal à la valeur de seuil d'apparition des dommages.

748.

Bugey, Cattenom, Chinon, Cruas, Dampierre, Englesqueville, Flamanville, Gravelines, Le Blayais, Le Pellerin, Nogent-sur-Seine, Paluel, Plogoff, Plomoguer, Saint-Alban, Saint-Laurent, Sennecey-le-Grand, Tricastin.

749.

Lettre CAB n° 4312Z du 22 septembre 1977.