13.2. Les réactions à la suite de l'accident

13.2.1. Aux Etats-Unis

13.2.1.1. La commission Kemeny

Dans les jours qui suivent l'accident, le Président Jimmy Carter instaure une commission, nommée le 11 avril, chargée d'enquêter sur les événements d'Harrisburg. La commission «Kemeny«, du nom de son président, John Kemeny, un expert en ordinateurs, regroupe des personnalités diverses : Bruce Babbit, gouverneur de l'Arizona, Patrick Haggerty, de Texas Instruments, Carolyn Lewis, professeur de journalisme à l'université de Columbia, Lloyd Mac Bride, syndicaliste, Harry Mac Pherson, juriste, Paul Marks, professeur à l'université de Columbia, Cora Marett, professeur de sociologie à l'université de Wisconsin, Russell Peterson, animateur de l'association écologique Audubon Society, Thomas Pigford, professeur de technologie nucléaire à l'université de Californie, Théodore Taylor, scientifique de Princeton, et Ann Trunk, habitante de Middletown. 769 Outre sa totale indépendance, le Congrès des Etats-Unis lui a donné le droit d'interroger les témoins sous serment.

Après cinq mois de travaux au cours desquels elle a entendu entre autres les opérateurs de la centrale, les responsables de la NRC et ceux de la Metropolitan Edison, la commission remet son rapport au président Carter, le 30 octobre 1979. Comme l'indique le sous-titre du rapport, The Need for Change, la principale conclusion de la commission est que des changements fondamentaux sont nécessaires dans l'exploitation du nucléaire aux Etats-Unis pour maintenir les risques en-deça des limites tolérables. «Nos recherches, n'imposent pas en elles-mêmes la conclusion que l'énergie nucléaire est trop dangereuse pour que l'on puisse accepter son maintien et son développement… Elles nous conduisent simplement à affirmer que si le pays désire, pour des raisons plus vastes, affronter les risques inhérents à l'énergie nucléaire, des changements fondamentaux sont nécessaires.» 770

C'est donc les pratiques de l'ensemble de l'industrie nucléaire qui sont rendues responsables de l'accident. La tentation eût été grande d'accuser les seuls opérateurs, en montrant que leur intervention, contrecarrant l'action des automatismes (en arrêtant manuellement l'injection de sécurité qui s'était mise en route), n'a fait qu'aggraver la situation, comme cela a d'ailleurs été souligné dans toutes les analyses.

En fait, si le rôle des opérateurs n'est pas nié, ceux-ci sont pratiquement disculpés : la commission montre, comme l'ont très bien écrit Pharabod et Schapira, qu'ils étaient «insuffisamment formés, victimes d'erreurs de conception de la centrale, et sous-informés par la NRC et B&W. Par exemple, note la commission, le voyant de la vanne de décharge du pressuriseur ne représentait pas vraiment l'état ouvert ou fermé de cette vanne, mais l'ordre qui avait été donné (…). La salle de contrôle elle-même était mal conçue : trop grande, trop compliquée, avec certaines informations jugées à tort sans importance affichées derrière les opérateurs, avec tant d'alarmes réparties au hasard qu'au cours de l'accident il n'y eut jamais moins d'une cinquantaine d'alarmes lumineuses en fonctionnement. Un incident très semblable (ouverture intempestive de la vanne de décharge du pressuriseur) avait eu lieu en septembre 1977 sur le réacteur de Davis Besse, heureusement pendant 20 minutes seulement et alors que le réacteur n'était qu'à 9% de sa puissance normale. Examiné par B&W et par la NRC, l'incident n'avait pas été notifié à la Met Ed, bien qu'un ingénieur de B&W ait écrit que «si la situation de Davis Besse était apparue dans un réacteur fonctionnant à pleine puissance, il aurait été tout à fait possible, voire même probable, qu'un dénoyage du cœur en soit résulté». Les opérateurs n'étaient pas des ingénieurs ou physiciens de haut niveau, capables d'analyser une situation accidentelle complexe et imprévue (d'ailleurs c'est seulement au matin du 30 avril que les spécialistes de la NRC, de B&W et de la Met Ed ont commencé à se mettre d'accord) : ils ont suivi les indications (fausses) qu'ils voyaient et comprenaient, et n'ont pu faute de formation suffisante (mais qui aurait pu le faire ?) déduire la situation exacte de l'ensemble des autres mesures.» 771

De façon tout aussi ironique, le sociologue Charles Perrow 772 , qui a participé à certaines séances de la commission, raconte que l'examen de l'accident posa de redoutables questions liées au caractère «étroitement couplé» de la technologie nucléaire. Confrontés au problème de savoir à qui attribuer les responsabilités pour l'accident étant donné sa dimension organisationnelle, systémique, les membres de la commission furent amenés à se prononcer sur le type de relations souhaitables entre les opérateurs et le management d'une centrale : vu la complexité des systèmes, ils se demandèrent quelle était la meilleure solution entre d'une part, la nécessaire centralisation de l'organisation liée au respect des consignes par les opérateurs pour les cas prévus par les ingénieurs, et d'autre part la nécessaire liberté de l'opérateur liée aux interactions non prévues entre systèmes auxquelles l'opérateur est seul à pouvoir apporter une solution. Cela les a amenés à se poser la question de savoir si l'énergie atomique, étant donné le risque qu'elle présente, ne devrait pas être structurée de façon beaucoup plus stricte et exiger un comportement hors du commun de la part des exploitants (opérateur comme encadrement). La commission conclut avec cette formule de l'un de ses membres, Lewis, que les centrales nucléaires étaient «des choses effroyables aux mains de gens tout à fait normaux». A la fin des discussions, la commission se mit d'accord sur le fait de répartir la responsabilité de l'accident entre toutes les parties possibles et de se limiter à des recommandations invitant les uns et les autres à s'améliorer dans le futur. Perrow interprète les conclusions de la commission comme un accord à la poursuite du nucléaire : à l'aide de quelques réformes, le nucléaire peut être acceptable, ce que conteste Perrow. 773

Le rapport de la commission Kemeny émet en tous cas de vives critiques contre l'industrie atomique et contre la NRC, et un certain nombre de recommandations. A l'encontre des exploitants et des constructeurs, la commission recommande un changement d'attitude de l'industrie nucléaire vis-à-vis de la sûreté et de la réglementation. Au vu des négligences constatées à TMI (entretien, mauvaises signalisations, absence de retour d'expérience, mauvaise formation…), la commission propose de façon générale d'obliger chaque compagnie à disposer d'un service de sûreté chargé d'évaluer les procédures et les consignes, d'établir les programmes d'assurance qualité et de développer des actions visant à l'amélioration continue de la sûreté. Elle recommande également la nécessité de «revaloriser le critère sûreté par rapport au critère coût». La NRC est elle aussi sévèrement critiquée : la commission réclame sa restructuration complète, et notamment le remplacement des cinq commissaires qui se trouvent à sa tête par une seule personne à choisir en dehors de l'effectif actuel. La commission propose également la création d'un comité supérieur de la sûreté nucléaire rattaché à la présidence, chargé d'examiner l'efficacité de la NRC, et le renforcement de l'ACRS, le groupe consultatif d'experts en sûreté des réacteurs. Parmi les priorités assignées à la NRC, la commission pointe les questions relatives à la formation des personnels, l'amélioration de la conception des salles de contrôle, la prise en compte des interactions entre systèmes, la surveillance des installations, la prise en compte du retour d'expérience.

Sur les principes de sûreté, le rapport critique la NRC pour s'être concentrée sur le risque de grands LOCA (accident de perte de réfrigérant primaire) au détriment des petits, bien que ces derniers aient été signalés dès 1974 dans le rapport Rasmussen.

La Revue Générale Nucléaire française, dans ses pages d'actualités, note parmi les conclusions du rapport Kemeny, cette conclusion fondamentale quant à la psychologie collective des ingénieurs du nucléaire à la veille de l'accident : «La commission demande le réexamen des procédures d'octroi de permis de construire et de vérification des dispositifs de sécurité, soulignant à cet égard que «la croyance en une sécurité suffisante des centrales nucléaires est devenue une conviction. Cette attitude doit être modifiée. Il faut savoir que la puissance nucléaire est potentiellement dangereuse de par sa nature même et qu'il faut continuellement se demander si les sauvegardes déjà en place suffiront à prévenir des accidents graves.» « 774

C'est donc un profond changement d'attitude qui est exigé de l'industrie nucléaire : moins d'arrogance et plus de questionnement. L'autosatisfaction et une confiance en soi excessive s'avèrent une nouvelle fois comme des éléments majeurs communs à tous les accidents. La commission Kemeny souligne comme une cause profonde de l'accident de TMI les difficultés de la NRC à croire qu'un accident puisse un jour se produire. La commission cite le témoignage d'un officiel de la NRC montrant que s'était développée le sentiment voire la conviction de l'infaillibilité des équipements, sentiment qui s'était ancré à force d'avoir répété que cette technologie était sûre. Si l'on a pu beaucoup s'interroger sur le facteur humain à propos des défaillances des opérateurs, la commission Kemeny estime que le facteur humain sans doute le plus important auquel la NRC et l'industrie nucléaire ont à faire face est leur disposition d'esprit à l'égard des accidents graves. 775

Notes
769.

Charles Perrow, critique, précise que Haggerty est aussi membre de la Commission trilatérale, institution amie de l'industrie atomique, qui conseille les grandes puissances en armement nucléaire. Mc Pherson était un influent lobbyiste sous l'administration Johnson, Peterson un ancien directeur de la division recherches de Dupont, tandis que Pigford est un ancien employé d'un constructeur de réacteur.

Perrow Charles, Normal Accidents, Living with High-Risk Technologies, New-York, Basic Books, 1984.

770.

John G. Kemeny, Report of the President's Commission on Three Mile Island (The Need for change : The Legacy of TMI), US Governement Accounting Office, Washington DC, 1979.

771.

Pharabod, Schapira, op. cit., p. 116.

772.

Perrow Charles, op.cit.. pp. 392-395 de l'édition allemande. La traduction en Allemand du titre est plus explicite : Normale Katastrophen, Die unvermeidbaren Risiken der Großtechnik, Campus-Verlag, Frankfurt-a-M, 1989. Après s'être intéressé aux organisations complexes, le sociologue Charles Perrow s'est appuyé en particulier sur l'accident de TMI pour développer le concept d' «accident normal» : la thèse principale de son livre de 1984 est la suivante : les systèmes à hauts risques (centrales et armement nucléaires, grosses installations chimiques, aérospatiale) nécessitent la mise en œuvre de technologies qui créent de nombreuses interactions complexes, qu'on ne peut prévoir ni empêcher. Comme la perfection n'existe pas, des défauts et des pannes ne peuvent manquer de se produire. Et quand des interactions complexes mettent hors service les mesures de sûreté prévues on en vient à des défaillances inexplicables et imprévisibles. Si en plus le système est «étroitement couplé», c'est-à-dire qu'il laisse peu de temps ou peu de marge de manœuvre aux dispositifs de sécurité chargés de rétablir l'intégrité du système, alors la panne ne se limite plus à quelques composants du système et on en arrive à un accident-système. Celui-ci a certes été déclenché par la défaillance d'un composant, mais de par la nature-même du système on est conduit très simplement vers un accident inévitable ou «normal».

773.

Perrow, Charles, «The President's Commission and the Normal Accident», in : Sills, David L., Wolf C. P., Shelanski, Vivien B. (eds), Accident a Three Mile Island: The Human Dimensions, Westview Press, Boulder, 1982, pp. 173-183.

774.

RGN-Actualités, «TMI. Les conclusions du rapport Kemeny«, Revue Générale Nucléaire, N°5, septembre-octobre 1979, p. 523.

775.

D'après Leveson, Nancy G., Safeware, System Safety and Computers, Addison Wesley, NY, 1995, p. 54.