14.1. Incident du 13 mars 1980 sur Saint-Laurent A2

‘«Le 13 mars 1980 à 17h40 le réacteur fonctionnant à sa puissance nominale soit 440 MWe, un accroissement brutal de la radioactivité du gaz de refroidissement a entraîné l'arrêt d'urgence du réacteur par l'intermédiaire du système de protection de détection générale de rupture de gaine.
La libération des produits de fission et de l'uranium contenus dans les éléments combustibles à la suite de la détérioration de la gaine de certains d'entre eux a été la cause de l'augmentation notable de la pollution radioactive du circuit primaire dont le confinement est resté assuré par le caisson jouant le rôle de barrière d'étanchéité. Aucun rejet significatif de radioactivité n'a donc eu lieu sur le site et dans l'environnement.» 826

C'est ainsi que débute l'article du 14e bulletin du ministère de l'industrie consacré à la sûreté des installations nucléaires relatant l'accident de la tranche N°2 de la centrale UNGG de Saint-Laurent-des-Eaux 827 . Le bulletin SN, publié depuis 1978, fait le bilan tous les deux mois de la sûreté des installations nucléaires. Il comporte de façon immuable une première partie traitant des «activités réglementaires» par centrale (lettres, décrets, autorisations du ministre de l'industrie), suivie d'un chapitre sur le «fonctionnement des installations», qui rend compte en particulier des incidents de marche qui ont fait l'objet d'une analyse approfondie, centrale par centrale, par ordre alphabétique. Il présente ensuite en bref l'actualité nucléaire française (réunions des groupes permanents, de diverses commissions, les nominations…) puis internationale (relations entre autorités de sûreté). Un encadré présente également l'activité des inspecteurs des INB au cours de la période couverte par le bulletin (visites d'installations, examens, contrôles des différentes centrales ou usines). Des dossiers spéciaux sont parfois ajoutés, comme par exemple lors de l'accident de TMI. Suivant leur importance, les articles occupent un nombre de lignes plus ou moins grand, de cinq à dix lignes en moyenne, chaque page étant divisée en trois colonnes.

Le premier récit de l'accident de Saint-Laurent, dont nous avons cité les deux premiers paragraphes, preuve de son importance occupe une colonne entière, plus de 80 lignes. Mais suivant ce critère, ce n'est pas l'événement le plus marquant de ce numéro 14, puisque près de 130 lignes sont consacrées à l'incident survenu à l'usine de retraitement de combustibles irradiés de la Hague le 15 avril 1980 : un court-circuit a provoqué un incendie qui a détruit, notamment, la salle de contrôle de distribution de l'énergie électrique de l'établissement, et a nécessité le déclenchement du plan d'urgence interne (PUI) et l'évacuation du personnel.

Mais revenons à l'incident de Saint-Laurent A2 qui est à ce jour l'accident le plus grave survenu sur une centrale française. L'article cité se poursuit par la description des mesures exceptionnelles envisagées par EDF et acceptées par le SCSIN pour évaluer les dégâts, et tout d'abord la vérification de l'efficacité des pièges à iode avant la décompression du caisson. Analysé par le DSN de l'IPSN et approuvé par le Service central, le programme d'observation de l'empilement a consisté à introduire une caméra dans le caisson : celle-ci a révélé que l'incident résultait d'un défaut de refroidissement local dû à l'obstruction partielle d'environ 6 canaux par la présence d'une plaque métallique d'une surface de l'ordre de 0,5m2. C'est l'envol d'une des tôles de protection qui servaient à protéger des dispositifs de mesure de pression qui est venue boucher l'entrée des canaux.

Le numéro 19 du bulletin de janvier-février 1981, comportant un dossier spécial sur les travaux de remise en état de la tranche N°2, nous apprend qu'en fait l'incident a conduit à la fusion totale de deux éléments combustibles (2 x 10 kg d'uranium naturel) et à la fusion importante de la gaine de deux autres éléments. Après approbation par le ministère, EDF procède à partir du 15 avril au retrait de la poubelle qui a récupéré le combustible fondu. Mais auparavant des précautions particulières ont dû être prises étant donné le niveau très élevé de radioactivité régnant sous les échangeurs (10 rem/h au contact et plus de 1 rem/h d'ambiance à hauteur d'homme) : ce n'est qu'après décontamination de la partie basse du caisson pour permettre l'intervention du personnel, que l'expertise et la réparation des structures internes qui ont provoqué l'incident ont pu être entreprises. Après avoir retiré et examiné les éléments combustibles contenus dans les canaux voisins du canal accidenté, il a fallu mettre au point un dispositif spécial pour retirer les débris et la poubelle. Peuvent alors intervenir les opérations les plus délicates, les nettoyages du canal accidenté et de l'aire support située en dessous, par brossage et aspiration. Ces opérations ont elles aussi nécessité la mise au point d'outillages spéciaux pour un travail à distance, ces opérations étant délicates en raison du niveau élevé d'activité qui régnait dans la zone d'intervention. La très forte activité des produits dispersés dans le réacteur s'explique par le taux d'irradiation élevé des éléments fondus. La contamination à l'intérieur du caisson correspond à plusieurs milliers de curies (Ci) de gaz rares relâchés. Plusieurs kilos de déchets radioactifs sont retirés en février 1981. Il reste alors à éliminer la plus grande partie des poussières, ce qui nécessite la mise en place d'une filtration pour laquelle des études et travaux préliminaires ont été nécessaires.

Un nouveau dossier du bulletin, le n°27 des mois de mai-juin 1982, relate la dépollution du réacteur et la préparation de la remise en route. On est là encore confronté à l'incertitude sur la quantité exacte d'uranium dispersée dans le réacteur, c'est pourquoi il s'est avéré nécessaire de mettre en place un système de récupération des poussières susceptibles de polluer par la suite le cœur. Des filtres installés pour la dépollution ont été conçus de façon à être démontables dans un temps réduit pour minimiser les risques d'irradiation du personnel. La quantité de produits actifs finalement récupérés étant importante, il a fallu intervenir à nouveau dans le caisson pour permettre le nettoyage des filtres ou leur remplacement avant d'entamer une deuxième campagne de filtration en février 1982.

Après ces opérations de dépannage et de filtration à froid, le réacteur a été équipé d'une nouvelle filtration, conçue pour supporter les conditions de débit et de température à chaud, c'est-à-dire en fonctionnement normal du réacteur. La montée en puissance est faite de façon progressive. Mais là encore, la contamination impose un certain nombre de restrictions, en particulier on doit surveiller la contamination des filtres de façon à interrompre le fonctionnement avant que la quantité de produits radioactifs piégés ne conduise à des débits de dose trop élevés pour le personnel chargé du remplacement des filtres. Ceci entraîne des arrêts fréquents de l'installation en raison de l'imprécision des méthodes de contrôle. Après modification des filtres dont la conception limitait la puissance atteignable par le réacteur, la centrale peut à nouveau fonctionner à sa puissance nominale en octobre 1983.

L'incident aura conduit à l'arrêt de l'installation pendant près de quatre ans.

Schéma du réacteur de Saint-Laurent-des-eaux. Source : Bulletin SN, N°19, janvier-février 1981, p. 7.
Schéma du réacteur de Saint-Laurent-des-eaux. Source : Bulletin SN, N°19, janvier-février 1981, p. 7.

Le mois précédent, le 13 février 1980 exactement, c'est la tranche n°1 qui avait subi un incident de refroidissement. Une élévation anormale de température pendant la divergence avait conduit à des fusions de gaines de combustible. Une chute de barre automatique avait été provoquée par la détection générale de rupture de gaine (DRGG), mais elle avait été jugée intempestive, c'est pourquoi le réacteur avait été redémarré rapidement pour éviter l'empoisonnement du cœur par effet xénon. Au cours de cette montée en puissance il s'était produit une excursion de température arrêtée par la chute des barres commandée manuellement par les opérateurs. Il n'y aura pas de rejet de produits radioactifs mais des éléments combustibles dans trois canaux du cœur subiront une rupture de gaine. La montée en puissance avait été trop rapide et avec des conditions de soufflage limitées. Après examen par le SCSIN, le redémarrage avait été autorisé, mais de nouvelles ruptures de gaine s'étant produites, le chef du service central avait demandé le 21 mars le déchargement des éléments combustibles des canaux ayant pu être affectés par l'incident du 13 février. La puissance thermique devait être limitée à 1 100 MW. Une sécurité basée sur le «gradient de température» devait être mise en place.

Un enseignement tiré de cet incident fut la nécessité de protéger les réacteurs contre une évolution rapide de température résultant notamment d'un accident de réactivité.

Dans le cadre d'un programme mis en œuvre par le SCSIN de réévaluation systématique de la sûreté des réacteurs les plus anciens, les tranches 1 et 2 de la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux font l'objet d'un examen par le groupe permanent réacteurs au cours de deux réunions, le 5 avril et 15 mai 1984, sur la base de propositions formulées par le Département d'Analyse de Sûreté (DAS) de l'IPSN. Compte tenu de l'expérience de fonctionnement des tranches et en particulier des insuffisances constatées lors des incidents, l'enjeu de ces réunions est de taille, puisqu'il s'agit ni plus ni moins de s'assurer que les moyens sont suffisants pour assurer la sûreté de l'installation. Après examen des leçons tirées des incidents, le Groupe permanent recommande qu'EDF mène d'autres actions parmi lesquelles l'établissement de procédures d'urgence liées notamment à la perte totale de l'alimentation électrique d'une tranche et aux inondations (la crue majorée de sécurité). En juillet-août 1984, le Service central conclue que l'exploitation de la centrale de Saint-Laurent peut se poursuivre dans les prochaines années «sous réserve d'intensifier et mettre en œuvre les différentes actions particulières destinées à améliorer le fonctionnement et la fiabilité de composants importants pour la sûreté et notamment de la fonction de soufflage.» 828

Or au cours de l'année 1984, de nombreux incidents ont affecté la fonction de soufflage des réacteurs A1 et A2 de Saint-Laurent. Un nouvel examen des problèmes relatifs à la sûreté du soufflage des tranches est effectué par le DAS de l'IPSN en 1985 et le rapport sur ces incidents de refroidissement est présenté devant le Groupe Permanent le 9 mai 1985. Ce dernier recommande que les efforts pour améliorer la fonction de soufflage se poursuivent tout en estimant que l'exploitation peut être poursuivie. 829 Les inquiétudes quant à la sûreté de la centrale ne seront pas totalement dissipées, et un réexamen complémentaire de la sûreté de Saint-Laurent est effectué et présenté en juillet 1986 devant le Groupe Permanent. 830 Les dispositifs de sûreté de la centrale seront une nouvelle fois éprouvés le 12 janvier 1987 : la centrale de Saint-Laurent A est en effet victime d'un nouvel incident, dû cette fois à une période de grand froid. 831 Le gel de la Loire provoque une baisse du niveau d'eau dans les stations de pompage de l'eau nécessaire au refroidissement de la centrale, conduisant à l'arrêt du réacteur 1 puis du réacteur 2. La situation est aggravée par la perte des alimentations électriques externes de 400 kV du réacteur 2, due à la défaillance de la centrale thermique de Cordemais, elle-même victime du froid. Pendant 9 minutes, le réacteur 1 a perdu les alimentations électriques de ses circuits de refroidissement d'ultime secours, mais le refroidissement reste assuré par 3 turbosoufflantes et 2 groupes turboalternateurs d'une centrale auxiliaire. Les enseignements tirés de ce dernier incident de la centrale de Saint-Laurent permettront d'améliorer la sûreté de ce type d'installation, mais certaines dispositions retenues n'auront pas l'occasion de faire la démonstration de leur efficacité : les deux réacteurs de la centrale seront mis à l'arrêt définitif en 1990 et en 1992, pour des raisons économiques.

Notes
826.

Bulletin sur la sûreté des installations nucléaires, SN, N°14, mars-avril 1980, p. 3.

827.

Après les trois réacteurs EDF de Chinon, le projet d'une nouvelle centrale à graphite-gaz a été étudié au cours de l'année 1962, présenté et approuvé en avril 1963. La puissance et les caractéristiques de la tranche et les éléments combustibles sont les mêmes que celles d'EDF3. Deux tranches jumelles sont implantées sur un site le long de la Loire près de Saint-Laurent-des-Eaux entre Orléans et Blois. Les premiers bétons sont coulés en juin 1963. Les réacteurs de Saint-Laurent inaugurent une conception nouvelle dite «intégrée» : les échangeurs extérieurs des réacteurs précédents sont rentrés à l'intérieur du caisson en béton précontraint, sous le cœur. Le cœur comporte environ 3 000 canaux contenant chacun 15 éléments combustibles. Leur refroidissement est assuré par une circulation de gaz carbonique dans le sens descendant. Ce fluide sous pression de trente bars environ est entraîné par l'intermédiaire de 4 turbosoufflantes.

Après l'incident ayant affecté la Détection de Rupture de Gaine de Chinon A3 en octobre 1966, et après l'accident du 17 octobre 1969 qui affecte la tranche n°1 de Saint-Laurent, c'est le troisième gros problème qui touche un réacteur UNGG français en fonctionnement.

828.

Bulletin SN, «La réévaluation de la sûreté de la centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux A», N°40, juillet-août 1984, p. 9.

829.

IPSN, Rapport d'Activité 1985.

830.

IPSN, Rapport d'Activité 1986.

831.

Cf. Leblond, André, «12 janvier 1987… incident à la centrale de Saint-Laurent A», Contrôle, N°110, Avril 1996, pp. 63-66.