14.2.4. Un problème technique ardu en 1979 et au-delà, sujet de controverses entre experts

Comme le confirme la monographie officielle de Framatome 854 , le problème des «micro-fissures» se situe à l'époque à la limite des connaissances de l'ingénieur. Un gros effort est fourni de la part de Framatome à partir de la découverte, en décembre 1978, des fissures sur les cuves, inaugurant même une «période de doute» dans l'entreprise. Une task-force est mise sur pied pour étudier le phénomène, sous la direction de Bernard Gonnet, qui coordonne l'ensemble des travaux de la Société. L'ouvrage rend hommage à André Pélissier Tanon pour son rôle essentiel dans l'étude théorique de nocivité des fissures, ainsi qu'à René Labbens, de Creusot-Loire, présenté comme l'un des meilleurs spécialistes français des mécanismes de propagation des fissures dans les structures métalliques de forte épaisseur. L'enjeu industriel est de taille pour Framatome, puisque la découverte des fissures est immédiatement identifiée comme un défaut générique affectant toutes les cuves installées ou en fabrication. Dans les six mois qui suivent, la société dépense 150 millions de francs en études. Les ingénieurs de Framatome vont visiter tous les laboratoires du monde qui avaient fait des études sur ce type de matériaux et les analysent afin de trouver une solution à ce problème vital pour l'entreprise et le programme électronucléaire français. Pour Framatome, la période de doute s'achève en 1981 par un colloque international à Paris, vécu par la société comme «un moment extraordinaire», puisque pour la première fois, Framatome, sur la base des connaissances développées sur le sujet, fait «un apport majeur à l'industrie mondiale du nucléaire et se fait reconnaître comme l'un de ses ténors». 855

Début 1986, EDF lance un projet «Durée de vie». Dans ce cadre, des recherches sont poursuivies, d'autres lancées. Un des éléments importants pour la durée de vie des installations est celle de la cuve. En effet, de par la conception des centrales, la cuve ne peut pas être changée. Or celle-ci est soumise aux effets de l'irradiation par les neutrons rapides provenant en particulier des assemblages périphériques du cœur. Le dommage d'irradiation 856 de la cuve est cumulatif au cours de la vie de l'installation et se traduit par une fragilisation et un durcissement du matériau. C'est l'élévation de la température de transition, dite RTNDT (Reference Temperature for Nil-Ductility Transition), entre le domaine fragile et le domaine ductile qui est la donnée fondamentale. En cas de choc thermique sur cette cuve à une température inférieure à cette température de transition, une fissure préexistante pourrait s'amorcer dans certaines conditions de contraintes alors qu'en régime ductile, cette fissure resterait stable. Typiquement ces «chocs froids» pourraient survenir dans certains accidents lors de l'injection de sécurité dans le circuit de refroidissement. La question de la valeur limite maximale admissible de cette température fait l'objet d'un débat permanent entre experts. C'est un vaste sujet qui concerne la recherche des chocs thermiques froids susceptibles de se produire sur la cuve et l'évaluation des marges vis-à-vis d'une rupture, et cela nécessite d'importantes études de mécanique. 857 La combinaison des différents paramètres qui influencent la fragilisation des cuves, entre une température ductile-fragile qui croît inexorablement avec le temps d'utilisation de la centrale, RNDT qui dépend elle-même de paramètres physico-chimiques dont la teneur en certaines impuretés (cuivre et phosphore), et la présence de défauts d'une taille significative combinée à certains chocs froids, en fait une «source inépuisable de controverses» selon les ingénieurs du BCCN. 858 D'ailleurs, la Section Permanente Nucléaire (SPN) de la Commission centrale des appareils à pression, le groupe d'experts spécialistes des cuves, n'aura toujours pas pris position sur la question en 1999. Si les débats sont restés confinés entre un petit nombre d'experts, un ingénieur qui a travaillé pendant plus de 20 ans au BCCN témoigne qu'ils furent âpres entre spécialistes des aciers : «Les moyens disponibles ont toujours permis de retenir les solutions qui prenaient en compte tous les risques identifiés, et ceci malgré des divergences parfois importantes. Je me souviens de certaines réunions, pas forcément très anciennes, où le moins qu'on puisse dire c'est que les discussions n'étaient pas à fleurets mouchetés.» 859

Si, selon les experts, les conséquences au niveau de la sûreté semblent peu importantes, l'exemple des Défauts Sous Revêtement montre l'ordre de grandeur des conséquences en termes financiers d'un incident à caractère systématique rencontré dans la fabrication. La mise au point de nouvelles procédures de revêtement et les réparations conduisent à des retards dans la mise en service des centrales du palier CP1 de l'ordre de 24 mois x tranches. Le seul surcoût de ces retards est évalué par le Service des Etudes Economiques Générales d'EDF en janvier 1981 à un total de 2 124 MF. Et ce chiffre considérable n'englobe pas le coût des études faites par le Ministère de l'Industrie, par le constructeur ou EDF, ni le coût des réparations et mises au point effectuées par le constructeur. 860

Notes
854.

Framatome, Framatome : du bureau d'ingénierie nucléaire au groupe international, Albin Michel, Paris.

855.

Ibid., p. 81.

856.

Nous empruntons l'explication technique qui suit à trois ingénieurs d'EDF : A. de Montardy, P. Rolland, L. Valibus, «Recherche et développement sur la durée de vie des centrales nucléaires», Revue Générale Nucléaire, 1988, N°2, Mars-Avril, pp. 162-165.

857.

Ce sujet est d'ailleurs à l'origine, en 1987, de la prolongation de l'arrêt du fonctionnement de la centrale de Chooz A, démarrée en 1967, afin d'étudier les conséquences des derniers résultats fournis par le programme de surveillance.

858.

Schuler et Merle, «Cuves...», op. cit. p. 53.

859.

Jacques Novat, «Vingt ans de contrôle de la construction nucléaire», Contrôle, N°122, avril 1998, pp. 27-29.

860.

Dans son ouvrage, Georges Lamiral estime que les importantes études lancées après la découverte des fissures auraient pu être menées dans une atmosphère plus sereine, si les études réalisées aux Etats-Unis, en 1960, sur la nocivité des défauts dans l'acier des cuves des réacteurs avaient été connues des techniciens, dont la plupart ne s'intéressaient aux cuves de réacteur que depuis peu d'années. A la suite de ces études la puissance unitaire des tranches américaines avait pu être augmentée, et elles laissaient prévoir que les conséquences des défauts étaient moins importantes qu'on avait pu le craindre. D'après : Georges Lamiral, Chronique..., p. 319.