14.2.5. L'arrêté du 10 août 1984

La découverte fortuite des fissures pose le problème de la validité des qualifications des procédés de fabrication : l'Assurance Qualité. Depuis 1973, la mise en place de l'Assurance de la Qualité n'avait pas été sans poser certaines difficultés, notamment entre EDF, son fournisseur principal Framatome et ses sous-traitants. Deux responsables du BCCN se souviennent : «les méthodes qui permettent de fabriquer une cuve optimisée vis-à-vis du vieillissement sous irradiation ne se sont mises en place que progressivement, notamment sous la pression conjuguée du BCCN et de la Direction de l'équipement d'EDF vis-à-vis du constructeur Framatome.» 861 Une des premières étapes dans cette voie, à l'époque où la réglementation française n'existait pas en matière de qualité, avait consisté à améliorer la traçabilité, pour par exemple pouvoir retrouver a posteriori l'historique des chauffages et des refroidissements des pièces tout au long de la fabrication, ou encore l'emplacement des réparations pratiquées lors de l'opération de revêtement.

La qualité de fabrication des cuves, jugée particulièrement importante par l'Administration, avait pourtant fait l'objet d'un Arrêté, daté du 26 février 1974, qui précisait l'application de la réglementation des appareils à pression aux chaudières nucléaires à eau, et départageait en particulier les responsabilités entre constructeur et exploitant en cas de défaillance. Mais jusqu'en 1980, aucun texte réglementaire ne visait la procédure d'Assurance de la Qualité : le ministère avait fini par accepter de considérer que le respect d'un ensemble de règles rédigées en commun par EDF et Framatome à partir de 1977, les RCC (Règles de Conception et de Construction), serait équivalent au respect des exigences de la Réglementation Technique Générale promulguée par l'Administration. Ce n'est qu'à partir de 1979 que le Service Central avait commencé à piloter lui-même des groupes de travail chargés d'élaborer des règles françaises, les Règles Fondamentales de Sûreté (RFS).

La première Règle Fondamentale de Sûreté traitant de la qualité (RFS V.2.a) est ainsi publiée le 3 novembre 1981. Elle est remplacée en 1984 par un arrêté «relatif à la qualité de conception, de la construction et de l'exploitation des installations nucléaires de base», paru au Journal Officiel du 22 septembre 1984, accompagné d'une circulaire d'application. Par ailleurs, la promulgation de l'arrêté s'inscrit dans un contexte international puisque des réglementations semblables s'appliquant aux centrales nucléaires ont été prises, notamment aux Etats-Unis d'Amérique dans le «code of federal regulations», titre 10, partie 50, annexe B, et en République Fédérale d'Allemagne sous la forme d'un guide du Kerntechnischer Ausschuss (KTA 1401). Afin de faciliter la diffusion et la pratique à adopter pour la conception, la construction et l'exploitation des centrales nucléaires, l'agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a également publié un «code de bonne pratique» (50-C-QA) relatif à l'assurance de la qualité pour la sûreté des centrales nucléaires. De son côté, la Direction de l'Equipement a rédigé, en accord avec ce texte qui était en cours d'élaboration, une note précisant sa propre doctrine, en actualisant la précédente note d'orientation de juin 1973.

Les procédures d'Assurance-Qualité méritaient bien d'être plus strictes, puisque entre la découverte des fissures en 1978 et la promulgation de l'Arrêté de 1984, l'AQ allait montrer d'autres insuffisances dans la fabrication de certains circuits importants pour la sûreté.

C'est ainsi qu'on allait détecter des défauts sur des soudures de tuyauteries des lignes principales de vapeur des REP, sur certains tronçons dits «protégés». Ces circuits sont qualifiés de «protégés» parce que des dispositions particulières sont censées être prises lors de leur construction et un certain nombre de contrôles et d'inspection en service effectués. En vertu de ces précautions particulières, la rupture de ces tronçons protégés 862 n'est pas considérée comme plausible et n'est pas prise en compte dans les conditions de fonctionnement. Le numéro 34 du Bulletin SN, de juillet-août 1983, nous apprend que le programme d'inspection en service qui comporte un contrôle initial appelé «point zéro» et des contrôles périodiques, n'a pu être mis au point qu'au cours de l'année 1982. Le contrôle initial n'a en conséquence pu être fait avant démarrage que sur les tranches récemment mises en service. Pour les tranches qui avaient déjà démarré, le contrôle «point zéro» a été effectué au cours du premier arrêt pour renouvellement du combustible qui a suivi la mise au point du programme. C'est au cours de certains de ces «points zéro» différés qu'a été mise en évidence l'existence dans certaines soudures de ces tuyauteries, de défauts technologiques de soudage non conformes aux critères figurant dans les spécifications de fabrication. Des défauts ont été découverts sur onze des dix neuf tranches qui ont été examinées à cette date. Certains défauts ont été laissés en l'état, le Service Central ayant approuvé les justifications de l'exploitant quant à leur innocuité; d'autres ont fait l'objet de réparations avant redémarrage de l'installation (Blayais 1). Les défauts mis en évidence sont dus là encore au phénomène de fissuration à froid, ce qui conduit le Service Central à mettre en doute l'aptitude du type de soudure utilisé à remplir les exigences requises, et l'amène à exiger des contrôles complémentaires sur toutes les soudures susceptibles d'être affectées par le phénomène. Le SCSIN recommande même une «vigilance permanente des différents responsables industriels concernés.» Les défauts constatés ne sont pas susceptibles à court terme d'affecter la tenue des tuyauteries, explique-t-on, et un calcul a été mené par EDF sur les conséquences possibles d'une telle rupture sur un tronçon protégé : les conséquences ne seraient importantes que si une défaillance supplémentaire survenait au même moment, comme par exemple la rupture d'un générateur de vapeur. Et même dans ce cas, les conséquences radiologiques ne dépasseraient pas celles des accidents pris en compte à la conception. Néanmoins, des mesures ont été prises par EDF pour traiter cette «anomalie», à la construction, pour l'inspection en service et pour étudier la nocivité des défauts.

Le même numéro du Bulletin sur la sûreté des installations nucléaires 863 fait mention de l'anomalie de fabrication du «générateur de vapeur N°76». Ce défaut faisait partie d'une liste de six défaillances et anomalies portées par la CFDT à la connaissance du personnel des tranches nucléaires, de la direction d'EDF, du ministère de l'Energie et du Délégué interministériel à la Sécurité nucléaire dès mai-juin 1982. La CFDT considérait ces anomalies comme présentant les dangers les plus immédiats. La plaque tubulaire du générateur de vapeur N°76 destiné à la deuxième tranche de la centrale nucléaire de Chinon B avait été percée par erreur de six alésages supplémentaires. Le BCCN qui l'avait examinée conformément à la procédure avec le dossier de fin de fabrication avait alors demandé au constructeur des justifications complémentaires. Les essais et calculs engagés dans ce but avaient alors montré l'existence d'un risque de fissuration par fatigue de deux zones entre alésages. Compte tenu de ces résultats le constructeur avait mis au point un procédé de réparation, analysé par le BCCN qui avait demandé de compléter les justifications apportées concernant la tenue à la fatigue de la zone. La section permanente nucléaire, réunie le 14 mai 1982 à la demande du chef du SCSIN n'avait pas formulé d'avis, attendant les résultats des analyses complémentaires demandées. Elle avait estimé également nécessaire qu'EDF dispose, dans l'hypothèse où la réparation serait acceptée, et avant le démarrage de la tranche, d'une méthode de contrôle en service. Effectuée sur site dans le courant de l'été 1982, la réparation avait pu être contrôlée par la méthode des courants de Foucault développée pour les défauts sous revêtement des plaques tubulaires. Au vu des résultats et après avis de la section permanente nucléaire réunie le 26 juillet 1983, le chef du SCSIN faisait savoir à la DRIR Bourgogne-Franche Comté qu'il n'avait pas d'objection à la délivrance du procès verbal d'épreuve hydraulique de la chaudière de Chinon B2. Il demandait cependant à EDF que les zones réparées fassent l'objet d'un contrôle particulier en service et que des études de nocivité soient menées sur l'ensemble des anomalies de perçage des plaques tubulaires des générateurs de vapeur décelées sur certaines tranches nucléaires en construction ou en fonctionnement.

Malgré ces avertissements, les problèmes de failles dans l'Assurance Qualité n'étaient pas terminés, puisque le Bulletin SN N°37 de janvier-février 1984, dans un petit paragraphe intitulé «Problèmes d'ordre générique», rapporte qu'EDF a informé le chef du Service central, par lettre du 27 janvier 1984, d'une anomalie relative à l'absence de réalisation de certains contrôles de fin de fabrication de coudes des lignes principales de vapeur des premières tranches du palier 1300 MWe. La lettre d'EDF indique également que sur certains autres coudes de tranches en construction il y avait eu une absence de traitement thermique final de détensionnement. Par contre, les contrôles réalisés sur la première tranche de la centrale de Paluel avant démarrage n'avaient révélé aucune anomalie.

Le même numéro du Bulletin consacre un dossier d'une demie-page à la fissuration relevée sur une soudure du circuit d'injection de sécurité de Bugey 3. C'est à l'occasion d'un arrêt programmé, le 11 novembre 1983, que les ingénieurs de la centrale, essayant de rechercher les causes d'un taux élevé de fuites primaires, découvraient une fissuration débouchante sur une soudure d'une tuyauterie d'injection de sécurité à basse pression. Ce tronçon était alors découpé et remplacé à l'identique. Une expertise menée révélait une fissure de 90 mm de long sur une paroi interne de la tuyauterie, l'amorçage de la fissure par corrosion et son développement par fissuration transgranulaire, alors qu'une forte teneur en souffre à la racine de la soudure fissurée était détectée. Comme les conditions auxquelles sont soumis les matériels peuvent rendre dangereux certains défauts a priori inoffensifs, une instrumentation particulière avait été installée pour évaluer les contraintes auxquelles étaient soumises la tuyauterie. Les résultats d'EDF concluaient que l'origine de l'anomalie n'était pas un défaut de fabrication : la fissure avait été amorcée par un phénomène de corrosion sous tension en présence notable de soufre et de bore, et elle s'était propagée par fatigue. Et en effet, EDF estimait que la corrosion initiatrice de cette fissuration semblait être due aux conséquences d'un incident de démarrage particulier à Bugey 3. C'est donc dans ce cas la façon dont l'installation a été conduite qui est la cause de la dégradation accélérée d'une pièce de tuyauterie importante pour la sûreté.

Notes
861.

Schuler et Merle, «Cuves…», op. cit., p. 53.

862.

Ces tronçons sont délimités d'une part par la vanne d'isolement de vapeur située hors de l'enceinte et d'autre part l'enceinte de confinement elle-même.

863.

Bulletin SN, n°34, juillet-août 1983.