14.3. Broches de maintien des tubes guides de grappe de contrôle (incidents de 1982)

Trois ans après les Défauts Sous Revêtement, un autre phénomène fait l'objet d'une campagne d'information de la CFDT, qui le juge inquiétant. 865 L'organisation syndicale demande même que tous les réacteurs de la série en fonctionnement, soit 21 tranches, soient arrêtés pour inspection et réparation. Les préoccupations de la CFDT viennent du fait qu'au cours de l'année 1982, la rupture de broches de centrage des tubes guides de grappes de contrôle a été constatée sur quatre tranches. C'est à nouveau la qualité des fabrications qui s'avère insuffisante.

Une première anomalie est découverte en janvier 1982 sur la première tranche de la centrale nucléaire de Gravelines, après 10 000 heures de fonctionnement : l'examen d'un clapet sur le circuit primaire qui présentait une inétanchéité montre la présence d'une pièce métallique étrangère. A l'analyse, cette pièce s'avère être une lame flexible d'une broche de maintien d'un tube-guide de grappe de contrôle, qui s'est rompue à cause d'un phénomène de corrosion sous tension. Décrites grossièrement, les grappes de contrôle coulissent à travers le couvercle dans des tubes situés dans la partie supérieure de la cuve du réacteur au dessus des assemblages combustibles. Chacun de ces tubes de guidage est maintenu par deux broches comportant chacune deux branches flexibles.

L'analyse de fabrication des broches de Gravelines 1 effectuée par le constructeur ne parvient pas à mettre en évidence de défaut de fabrication particulier à cette tranche, c'est pourquoi le caractère générique de ce problème est immédiatement soulevé.

Le bulletin SN N°25 qui couvre cette période (janvier-février 1982), consacre un encadré spécial au problème des broches de maintien et envisage les risques induits par une telle défaillance : la migration d'une broche rompue pourrait entraîner une détérioration ou un mauvais fonctionnement d'un organe (organe de robinetterie, grappe de contrôle). Le Bulletin envisage également une détérioration du tube guide qui, moins bien maintenu pourrait éventuellement engendrer un mauvais fonctionnement de la grappe de contrôle. Mais dès cette date, le SCSIN et ses appuis techniques, en particulier le groupe permanent chargé des réacteurs, qui ont examiné les premières études effectuées par EDF vis-à-vis de ces risques, estiment que cet incident ne remet pas en cause le fonctionnement des tranches en exploitation 866 . Pour le SCSIN, il ne s'agit donc pas d'un problème de sûreté mais d'un risque industriel pour EDF laissée libre de son choix. 867

Si les autorités n'exigent pas l'arrêt des réacteurs, elles demandent cependant à EDF de «mettre en œuvre un programme de surveillance des différentes tranches et de s'assurer en particulier de la manœuvrabilité des grappes de contrôle ainsi que de la présence des têtes et des branches flexibles des broches.» 868 . Framatome suggérera différentes modifications pour diminuer les contraintes de serrage et pour optimiser les traitements thermiques subis par ces pièces. Début 1982, décision est prise par EDF de procéder au changement de la totalité des broches pour les tranches en construction qui n'ont pas encore divergé. Pour les autres tranches, des contrôles télévisuels et des contrôles non destructifs sont renforcés.

Malgré ces mesures, deux mois plus tard, en mars 1982, c'est au tour de la tranche numéro 1 de Fessenheim de subir une rupture de broche, soit après 30 000 heures de fonctionnement du réacteur. L'incident est annoncé dans le Bulletin dans le style qui lui est propre : «Le système d'écoute acoustique du circuit primaire a permis de détecter, dans la semaine du 15 au 21 mars, un bruit significatif de pièce métallique errante, de dimension réduite, dans la boîte à eau d'un générateur de vapeur. Le fonctionnement de la tranche a été interrompu le 20 mars pour engager des opérations de récupération de ce corps migrant. Depuis la tranche est en arrêt 869 Une brève du même numéro informe que la pièce a été récupérée le 29 mars et qu'une première observation a montré qu'il s'agissait d'un écrou de fixation d'une broche de centrage de tube guide de grappe de contrôle. Le déchargement complet du cœur du réacteur a alors été entrepris pour investigations supplémentaires dans la cuve, les tuyauteries primaires et les générateurs de vapeur. L'article précise en outre que «compte tenu du caractère générique présenté par cet incident, une «écoute» quotidienne est actuellement effectuée sur chaque boîte à eau des générateurs de vapeur de toutes les tranches nucléaires PWR en service.» 870

L'ingénieur du SCSIN qui rédige l'article ne disposait sans doute pas du récit imagé qu'en donne rétrospectivement l'ancien chef de la centrale montrant les difficultés vécues par les techniciens sur place : «Un jour de mars 1982. Un matin comme beaucoup d'autres. Chacun des deux wattmètres sur le mur du bureau affiche 880 MW. Et puis soudain, au téléphone, une information insolite. Sur la tranche 1 le «sonar» qui épie tout bruit anormal provenant du circuit primaire s'est mis en alarme. Une vérification locale confirme l'existence de chocs métalliques et erratiques semblant provenir du GV n°3. Décision est prise d'arrêter la tranche et de pénétrer dans la boîte à eau. Le spectacle offert est affligeant. La plaque tubulaire qui reçoit les extrémités des 3 300 tubes du GV est «massacrée» : embouts tordus, revêtement en Inconel criblés d'impacts. Le missile est rapidement localisé : un cylindre creux de quelques centaines de grammes ressemblant vaguement à un écrou. Après quelques échanges avec les experts du Département Matériel, il faut se rendre à l'évidence. La pièce retrouvée est un morceau de l'une des 104 broches de maintien des tubes guides de grappes de contrôle. L'inspection complète des internes confirme l'étendue du mal : la plupart des pièces est affectée par un phénomène de fissuration. […] Mais dans l'immédiat, que faire pour réparer Fessenheim 1 ? Ni EDF ni Framatome ne sont préparés à cette éventualité, sans précédent dans le monde. Il faut en quelques mois définir une méthode d'intervention, fabriquer des outillages permettant d'intervenir dans des conditions très difficiles. Le constructeur tâtonne. L'UTO [Unité Technique Opérationnelle], fraîchement créée, hésite. La centrale se sent bien seule.» 871 Les 52 tubes guides seront démontés un à un, les broches seront déposées «à l'aide d'outils manuels confectionnés dans l'atelier de la centrale» et remplacées par des pièces neuves. Cette opération va durer quatre mois, et épuiser le crédit dosimétrique de toute l'équipe, tant le débit de dose est important.

L'histoire semble décidément se répéter puisque le 21 juillet, alors que les opérations de redémarrage de la tranche de Bugey 2 sont en cours après les opérations annuelles de renouvellement du combustible, le système d'écoute détecte un bruit anormal dans la boîte à eau du générateur de vapeur n°3. La tranche est alors mise à l'arrêt, la boîte à eau du générateur de vapeur en question est ouverte et on retrouve un écrou de broche de tube guide de grappe de contrôle. La cuve est alors ouverte et le combustible déchargé : tous les tubes guides de grappes sont remplacés par des tubes guides dont les broches ont subi un traitement thermique qui semble à l'époque approprié. On estime alors que ces opérations prolongeront l'arrêt de la tranche pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. 872

Fin 1982, c'est au tour de la tranche 4 de Bugey de connaître ce même incident : l'examen télévisuel des écrous des broches des tubes guides au cours des opérations liées au renouvellement du combustible révèle qu'une broche a été retrouvée cassée dans son logement. Là aussi, la totalité des tubes guides est remplacée.

En l'espace de deux ans, toutes les broches des 21 tranches françaises seront remplacées. Ce problème générique lié à un défaut de conception et de fabrication (état de surface) aurait dû être appréhendé par le retour d'expérience japonais et américain car des incidents analogues avaient eu lieu dans les centrales japonaises en 1978 et 1979 et aux Etats-Unis (fissures Ohi en 1980). Il coûte cher à EDF sur le plan économique en terme de disponibilité, même si toutes les tranches n'ont pas été arrêtées au moment de la découverte du problème à Gravelines 1. Avec l'accord du SCSIN qui n'a pas jugé ce problème à ce point important pour la sûreté qu'il justifie l'arrêt immédiat des tranches, les opérations de remplacement ont pu être effectuées au cours des arrêts annuels programmés. Le bilan est également lourd au point de vue dosimétrique : les opérations de remplacement ont coûté 2 Sv en moyenne par tranche, soit 10% en moyenne de la dose collective annuelle d'une tranche. 873

L'affaire rebondit avec la découverte sur Tricastin 4, le 15 mars 1987, puis sur Gravelines 1, le 8 février 1988 d'un corps migrant décelé par le système de détection acoustique puis identifié comme un écrou de broche. A la suite de l'incident de Tricastin 4, des expertises réalisées sur 46 broches prélevées sur des centrales de 900 MWe révèlent que 25% de ces broches sont fissurées. La conclusion tirée par le Service central est qu'à court terme la rupture de broches ne pose pas de problèmes de sûreté, mais qu'il est nécessaire de prévoir leur remplacement dans un délai limité. 874

Notes
865.

GSIEN, «En France, bilan des incidents», La Gazette Nucléaire, N°50/51, 1983, p. 20.

866.

Bulletin sur la sûreté des installations nucléaires, «Anomalie relative aux broches de maintien des tubes guides de grappe de contrôle des tranches comportant un réacteur à eau pressurisée, SN,N°25, janvier-février 1982, p. 8.

867.

Cette étude de sûreté d'EDF, aboutit en avril 1983, plus d'un an plus tard donc, à la conclusion que l'endommagement des broches n'entraîne pas de conséquences préjudiciables au plan de la sûreté de l'installation, explique un membre du Service de la Production Thermique d'EDF (Département Sécurité, Radioprotection, Environnement) : Dollo R., «Interventions sur les tubes-guides de grappes de contrôle des réacteurs à eau pressurisée (REP 900 MW)», Radioprotection, 1985, Vol. 20, n°2, p. 136.

868.

Bulletin SN, N°25, janvier-février 1982, p.8.

869.

Bulletin SN, N°26, mars-avril 1982, p. 7.

870.

Ibid.

871.

Greppo Jean-François, «Les broches de Fessenheim», in : Dominique Larroque, Histoire du Service de la Production Thermique d'Electricité de France. Le temps du nucléaire. Tome second. 1973-1992, Association pour l'histoire de l'électricité en France, p. 39.

872.

Bulletin SN, N°28, juillet-août 1982, p. 2.

873.

Dollo R., op. cit., p. 149.

874.

Bulletin sur la sûreté des installations nucléaires, «Corrosion sous tension des broches de guides de grappe», SN, N°61, janvier-février 1988, pp. 13-15.